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Lex et Pluralitas : vers un polycentrisme juridique ou une illusion ?

Il arrive que le droit, pour peu qu’on l’observe attentivement, ressemble moins à un édifice stable qu’à une ville ancienne aux couches superposées : vestiges d’un forum antique, ruelles médiévales, et avenues modernes. On croit y distinguer un plan d’ensemble, puis on s’aperçoit que des forces multiples – politiques, économiques, culturelles et techniques – y tracent simultanément leurs propres voies. Déjà en Grèce antique, les Athéniens vivaient dans un espace normatif partagé entre la nomothesia, les décrets de l’Assemblée, les lois sacrées des sanctuaires, les règles corporatives des phratries ou des guildes maritimes, et même les sentences arbitrales privées parfois reconnues comme équivalentes à des décisions publiques. L’unité apparente de la cité dissimulait une pluralité normative bien vivante.

Ce que l’Antiquité n’offrait qu’en germe, notre époque le porte à saturation. Entre le droit international, les normes transnationales des entreprises mondialisées, les codes de conduite privés, les standards techniques, l’influence algorithmique, les coutumes communautaires et les ordres juridiques nationaux, le paysage contemporain semble échapper à toute hiérarchie authentique. On croit entrer dans une ère polycentrique ; pourtant, cette prolifération normative n’est peut-être qu’une illusion masquant la persistance d’un centre juridique dominant, plus discret mais toujours structurant.

L’Histoire révèle toutefois que le pluralisme n’est ni accidentel ni véritablement moderne. L’Athènes classique ne recherchait pas l’unité normative : droit religieux, lois civiques, usages commerciaux du Pirée et arbitrages privés coexistaient sans heurt apparent. L’Europe médiévale amplifia encore ce phénomène : droit canonique, coutumes locales, droit romain savant, privilèges seigneuriaux et statuts marchands formaient un ensemble profondément fragmenté, sans organe suprême capable de trancher systématiquement les conflits. Notre époque ne fait finalement que réactiver ce pluralisme ancien sous des formes nouvelles : l’Union européenne redessine les souverainetés nationales, les plateformes numériques imposent leurs constitutions techniques, les multinationales élaborent des normes internes qui régulent des millions d’individus, souvent avec plus d’efficacité que certaines législations nationales. Le monde contemporain semble ainsi structurellement polycentrique, comme si les centres de production normative se multipliaient sans jamais s’unifier.

Mais derrière cette multiplicité visible, le centre ne disparaît jamais complètement. Dans l’Antiquité, la cité demeurait l’ultime arbitre des conflits entre règles religieuses, civiques ou privées ; au Moyen Âge, l’Église ou le droit romain savant servaient de recours lorsqu’aucune autorité locale ne suffisait. Aujourd’hui encore, malgré l’inflation normative et la montée des acteurs privés, l’État conserve la force publique, la sanction, la compétence de compétence, et son pouvoir silencieux d’habilitation ou de blocage. Les normes privées, qu’il s’agisse de standards techniques ou de chartes numériques, n’existent qu’à travers la reconnaissance, l’homologation ou la tolérance des ordres étatiques. La centralité ne s’efface pas : elle se reconfigure.

Ainsi, le pluralisme contemporain n’est ni une fiction totale ni une réalité absolue. Il exprime une tension constante entre dispersion des sources et recomposition permanente du centre, non pas une dissolution de l’unité mais une manière nouvelle de la gouverner dans un monde globalisé.

Le droit n’est pluraliste qu’en surface : en profondeur, il réorganise sans cesse son centre pour survivre. En effet, le pluralisme n’est pas un état : c’est une tension.

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