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 Si on avait dit à Brigitte que, du haut de ses soixante ans, elle allait se retrouver coincée dans un tel pétrin, jamais elle n’y aurait cru. Prisonnière d’une salle à manger, elle devait faire un choix : tuer ou mourir. Baliverne ! C’était vraiment du n’importe quoi ! D’un regard inquiet, elle scanna rapidement les réactions des deux autres. L’inconfort était on ne peut plus clair sur le visage de sa voisine de droite qui gigotait dans sa chaise sans dire un mot. Quant à sa gauche, on ne pouvait pas dire la même chose de la petite jeune qui bouillonnait de rage au plus haut point. « Petite peste ! » aboya-t-elle en levant la tête pour fixer le haut-parleur. « Tu te moques de nous, c’est ça ? ». Le corps rigide, et la face rouge de colère, la demoiselle se leva en poussant la chaise d’un geste brusque. Elle atteignit la porte à grandes enjambées et se mit à taper de toutes ses forces. Elle frappa avec ses mains, assena des coups de pieds, chargea avec son épaule en mettant tout le poids de son corps. Elle continuait à parler seule comme pour s’encourager : « Je vais y arriver. Ouvre-toi, sale porte ! ». La jeunette s’arrêta, visiblement convaincue de la futilité de ses efforts. Elle leva son regard au plafond et hurla de toutes ses forces. Elle enchaina avec des plaintes. « Montre-toi, sale Anne ! Répond ! Sort de ta cachette, espèce de sorcière ! ». Brigitte se retourna vers la fresque derrière elle. Pas de réponse. Rien. Pas la moindre réaction de la part de leur hôtesse. Elle posa son regard sur la jeune femme et lui fit signe de venir. Cette dernière poussa un dernier grognement avant de se déplacer vers ses aînées et de prendre place violemment dans sa chaise avec un bruit sec. 

  « -Il y a sûrement une solution. Nous ne sortirons ni mortes, ni meurtrières. Il faut juste se calmer et penser à quelque chose. C’est peut-être juste une énigme, une tromperie, un jeu de mot ? s’exclama la senior de sa voix chevrotante.

  -Un jeu de fous, oui. Rétorqua la jeune. Tu penses vraiment que cette Madame Nimus a une once de sens ? »

  Le silence se réinstalla, de plus en plus déconcertant. Les femmes se fixaient à nouveau. Le silence se fit interrompre quand la jeune croisa le regard de la dame en face d’elle et dit : « Alors, on butte la vieille et on part avec l’argent ? ». Elle désigna l’ainée d’un coup de tête. « Vous n’allez pas me dire que vous n’aviez pas considéré ce scénario ? La centenaire qu’on a là a déjà assez vécu. Nous, on a une vie, moi surtout, et on a le temps de dépenser l’argent qu’on gagne ici, contrairement à une certaine personne. » Quel culot ! Brigitte ne pensait pas qu’elle oserait le dire ainsi. L’autre femme restait muette, mais notre vieillarde, elle, n’allait pas rester sans riposter. 

« -Eh bien, il est clair que vous ne méritez pas l’argent, jeune fille. Je ne pense pas qu’il va être dans en bonne main avec vous.

  -Que tu survives à ce jeu ou pas, tu seras tôt ou tard trop morte pour te préoccuper de ce que je ferais de ma fortune, dit la demoiselle en esquissant un sourire mesquin.

  -Ta langue est aussi laide que ta pensée et ton raisonnement.

  -Et TA figure. » 

  Avant que les choses n’escaladent encore plus, et voyant que Brigitte préparait une gifle bien méritée, la troisième dame, jusqu’alors silencieuse, s’exprima enfin : « Et si on commençait plutôt par se présenter et expliquer la raison qui nous pousse à chercher la récompense ? ». Les deux autres, d’abord perplexes, acquiescèrent d’un signe de tête.

 « -Bon alors, je commence. Je m’appelle Sarah. J’ai quarante-deux ans. Après de longues années de mariage, j’ai enfin eu la chance d’amener au monde un petit garçon. Cependant, il est né malade, et payer les frais des écoles spéciales, physiothérapeutes, orthophonistes… c’est beaucoup…

  -Bravo. T’as fini ?

  -Euh oui…

  -Bien. Moi, c’est Layla. J’ai vingt ans et je suis à la rue. J’ai tout perdu aux jeux de cartes et aux paris. Épargnez -moi vos opinions et vos jugements. Je m’en fiche. Je veux rembourser mes dettes. Je mérite une deuxième chance à la vie. »

 Brigitte ne put s’empêcher de la regarder avec dégoût, ce qui ne plut pas du tout à la vulgaire parieuse.

  « -Arrête de me regarder de travers et parle, lui lança la jeune femme.

  -Je suis Brigitte. Ce qui m’amène ici n’est autre qu’une nouvelle que j’ai apprise récemment. En effet, alors que ça semblait être un jour comme les autres-

  -Abrège, la vieille. »

 Brigitte fusilla Layla du regard avant de continuer. 

  « -Tout court, j’ai le cancer. Je veux l’argent pour me traiter, vivre quelques beaux souvenirs, et éventuellement pouvoir laisser certaines choses à mes pauvres enfants. Quelques choses qui puissent les aider… qui les rappelleront de moi…

  -Très bien, conclut Sarah. Nous sommes toutes dans de piètres états. Maintenant, mettons les choses au clair : nous n’allons tuer personne aujourd’hui.

 -Qu’est-ce que tu veux dire ? interrogea Layla.

  -Mme O’ Nimus veut clairement jouer avec nos pensées et nos émotions et elle en est enjouée. Nous n’avons qu’à ne pas lui donner ce qu’elle recherche, et elle finira par faire bouger un indice ou quelque chose.

  -Vous avez peut-être raison… murmura la grand-mère.

  -Très beau raisonnement, si on voyait la vie en rose, répondit Layla. Rêve comme tu veux, mais pour moi tout est clair. »

  D’un mouvement rapide, la jeunette sauta sur la table, s’empara du verre vert et se mit en face de la vieillarde. Elle lui tint un des couteaux au cou et approcha rapidement le poison de son visage. « J’ai besoin de gagner. Alors choisit comment mourir. Et pas de gestes rigolos. Reste calme, toi aussi, la maman à son fils. »

 Brigitte, la larme à l’œil, contempla le breuvage vert. Peut-être devrait-elle le boire et laisser les deux autres gagner. Surtout cette Sarah et son pauvre fils… A quoi bon faire gagner une femme mourante ? Peut-être que Layla, malgré sa façon de présenter les choses, avait raison… Peut-être que…  

 « Voulez-vous un indice ? »

 Anne ! C’était sa voix !

 « Ahahaha, ricana-t-elle. Regardez votre situation ! Regardez vos visages ! C’est exquis ! Vous me faites tellement rire. Je vais vous récompenser de cette prestation, alors écoutez TRÈS BIEN : les résultats de ce jeu ne sont pas limités à deux gagnantes et une perdante. Je pourrais aussi bien être beaucoup plus généreuse, ou beaucoup moins...Soyez créatives. Allez, les filles ! L’union fait la force ! Mais faites attention, il m’arrive aussi de trouver le mensonge un bel élément de dramatisation. Vous savez, c’est toujours plus distrayant ainsi !  À plus !» 

  Un long silence suivit celui du haut-parleur. Layla, sur la table, ne bougeait pas et Brigitte était tétanisée. Du coin du regard, elle remarqua le visage de la quarantenaire. Les sourcils froncés, l’air pensif, elle resta comme ça quelques minutes. D’un coup, son visage s’illumina et, d’une voix excitée, elle s’écria enfin : « J’ai trouvé !»

    

  

 

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