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Le Procès de la Liberté dans « La Légende du Grand Inquisiteur », Les Frères Karamazov, Dostoïevski

La liberté de croire

 

Ce poème ou cette légende tient son génie par le renversement qui s'y opère. L'Inquisiteur n'est pas qu'un simple antagoniste tragique mais plutôt un philanthrope désillusionné. 

À son long monologue, il n'obtient aucune réponse : le Christ reste dans un silence éloquent. Dans ses dires, il soulèvera le fardeau terrible de la liberté de croire, qu'il juge trop lourd à porter pour la majorité des Hommes.

Or, nous pourrions nous demander qui est cette majorité dont l'Inquisiteur/Ivan parle ?

Ivan les appelle les « faibles », au sens spirituel du terme, non pas dans le sens générique et péjoratif absolu. De fait, Ivan prend le parti des hommes faibles et égoïstes, ceux qui ne cherchent pas de vérité mystique angoissante, mais le pain, le miracle, l'autorité etc.

L'Inquisiteur accuse le Christ de préférer les élus, cette minorité de « forts», à l'effectif plus représentatif de la nature humaine. 

 

L'Inquisiteur humaniste

Ce « traitement de faveur » est jugé comme une erreur du Christ ; l'Inquisiteur,  se donne alors pour mission de la corriger lui-même. Ainsi, au nom d'un amour compassionnel mais paternaliste, il a pris pour troupeau humain ce que le Christ a refusé : le miracle, le mystère et l'autorité. L'Inquisiteur donne du pain aux hommes, mais en échange de leur liberté ; il offre une unité pacifique, certes, mais fondée sur le mensonge et la terreur. 

 

Pourquoi fait-il cela ?

Pour le bonheur des hommes, pour porter le fardeau du « secret » et du péché à leur place.

Si son règne se veut tyrannique, ce n'est pas par soif de pouvoir ou de perversité. C'est le fruit à l'apparence amère d'un amour lucide et désespéré pour une humanité jugée incapable de supporter son propre salut.

 

L'Inquisiteur révèle la vérité tragique de la liberté ; elle est à la fois divine et insupportable, source de grandeur et de souffrance. Pour d'autres, le poème est une prophétie des totalitarismes modernes, promettant le bonheur en échange de l'âme et de la liberté. Le « poème » d'Ivan expose la mutilation du champ de bataille des valeurs modernes. La liberté contre la sécurité, la vérité exigeante contre le doux mensonge, l'amour risqué contre la charité autoritaire. 

Cette confrontation nous place dans la position d'Aliocha, personnage principal, qui prête une oreille attentive au discours d'Ivan. Nous sommes les témoins d'un duel dont les répercussions ébranlent non seulement la foi, mais la conception même de ce que signifie « être humain ».

 

 

L'éloquence du silence

Face à ce raisonnement, la réponse du Christ est : le silence. Or, ce n'est pas un silence vide, mais le désarmement de la dialectique de l'Inquisiteur, lui qui voulait une réponse, un débat, une justification.

Ce que l'Inquisiteur reçoit plutôt est un baiser du Christ empreint de sa compassion infinie qui brise la froide mécanique de l'argumentation.

Plus tôt dans son poème, l'Inquisiteur relève la souffrance injustifiée de l'enfant et le fait que Dieu semble imperméable aux peines des êtres les plus innocents et, par conséquent, dépourvu d'amour. 

Le baiser du Christ ne cherche pas à réfuter cela, il veut juste toucher, il rappelle simplement que l'être précède l'idée et que l'amour n'est pas un sujet à débattre, mais un acte à expérimenter.

 

L'Inquisiteur le comprend immédiatement. Son ordre final « Va, et ne reviens plus » est moins une victoire qu'une défaite intime. Le baiser a remué quelque chose en lui, a réveillé la conscience endormie sous les certitudes. Il le libère, mais ne peut se résoudre à abandonner son œuvre, son « secret ». La porte de la cellule reste ouverte, symbolisant la liberté que le Christ offre toujours et que l'Inquisiteur refuse, prisonnier de son propre système.

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