Contexte global :
Dans le paysage littéraire russe, certains textes traversent les siècles tout en conservant un impact puissant ; Les Démons (1830), poème saisissant d'Alexandre Pouchkine, en est un exemple frappant. Récemment remis en lumière par la traduction d'André Markowicz dans le Dictionnaire amoureux de Pouchkine, ce texte est bien plus qu'un simple récit fantastique : il s'agit d'une plongée vertigineuse dans les profondeurs de l'âme humaine. Le poème met en scène un cocher pris au piège dans une tempête de neige, livré à des visions inquiétantes et l’impression d'être poursuivi par des entités démoniaques. Ces bèsi, des esprits malins issus du folklore slave, pourraient passer pour une simple anecdote surnaturelle.
Or, Pouchkine, fidèle à son art du double sens, sème le doute chez le lecteur : ces démons sont-ils réels ou ne sont-ils que le reflet des angoisses du personnage, perdu dans l'immensité blanche de la montagne ?
L'air de la vésanie :
De ce fait, dès les premiers vers, le vent n'est pas un simple élément du décor, mais une force active, déstabilisante et presque consciente. L'air trouble la perception, envahit les sens et brouille les repères. La neige aveugle, les sons se déforment et les grelots du traîneau deviennent inquiétants. L'environnement extérieur devient un miroir déformant de l'état intérieur du cocher, qui peu à peu glisse dans une forme de délire onirique.
Ce glissement vers la folie prend racine dans une peur plus profonde. Pouchkine convoque ici ce que Gaston Bachelard nommera plus tard <<< l'effroi cosmique >> : une angoisse née non pas d'un danger identifié, mais du choc brutal avec les forces élémentaires du monde, d'où : le vent qui hurle, les chevaux qui paniquent et les visions d'animaux monstrueux qui se multiplient. Nous passons ainsi de la peur à l'angoisse, du concret à l'abstrait.
La bourrasque, miroir des troubles intérieurs :
Ici, la tempête devient une métaphore. Elle ne désigne pas seulement le danger extérieur, mais l'irruption des forces obscures en l'Homme. Les démons slaves sont comparables aux Furies de la mythologie grecque, indirectement évoquées à travers le chaos sonore et la violence du vent. Ces démons ne sont plus des déesses vengeresses venues d'ailleurs, mais bien l’intériorisation de nos émotions négatives : elles représentent nos pulsions, nos colères, nos paniques... Le cocher n'est plus poursuivi par des monstres, mais par lui-même.
En bref,
Les Démons est un poème de l'enfermement. Le traîneau tourne en rond, et l'homme reste prisonnier de ses propres tourments. Ce court - mais intense - voyage en traîneau corrobore l'analogie de la traversée psychique : la neige, le vent, les apparitions... tout cela n'est que la manifestation matérielle d'un esprit assiégé par ses peurs. Ainsi, à travers ce texte, Pouchkine nous rappelle que les tempêtes les plus violentes ne viennent pas toujours du ciel, mais bien souvent de l'intérieur.