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Écrire au Liban : loisir ou gagne-pain ?

La carrière littéraire au Liban se fait de plus en plus précaire.

Depuis quelques années déjà , le pays des cèdres témoigne d’un déclin considérable du niveau d’auteurs et d’écrivains romanciers, poètes ou même journalistes. Le métier est en effet de moins en moins rentable, et le taux de lecteurs intéressés diminue d’autant plus. Selon la Banque Mondiale, plus de la moitié de la population libanaise vivrait en dessous du seuil de pauvreté. Les enthousiastes de lecture se voient donc naturellement mettre leur passion de côté, et concentrer leurs efforts et intérêts sur des causes de plus en plus pressantes. 

À l’entrée de la librairie Antoine, la section « Liban » occupe le premier rang, comme pour rappeler sa présence. Des ouvrages d’écrivains libanais contemporains sont soigneusement disposés, tentant d’échapper aux oubliettes de la mémoire littéraire. Recueils, bande-dessinées, essais... « Thawra » et le drapeau libanais animent plusieurs couvertures de ce florilège. On ne s’y attarde pas, on contourne, on jette à peine quelques regards. Ça n’en vaut plus la peine. Mais pourquoi ce désintérêt grandissant de la part du peuple libanais vis-à-vis de ses propres talents ?

« Il faut quand même être réaliste, en raison des différentes crises par lesquelles passe notre pays, on ne peut pas aimer écrire et espérer pouvoir vivre exclusivement de sa plume au Liban », confie Carole Awit, écrivaine et journaliste à L’Orient-Le Jour, lors d’une séance d’échanges avec les étudiants de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Depuis le début de la crise économique au Liban, la littérature et les journaux libanais attirent de moins en moins de lecteurs, et d’autant moins d’aspirants-auteurs. Le prix du livre est devenu extravagant, et les réseaux sociaux sont devenus le moyen d’expression privilégié pour la grande majorité. 

Mais peut-on vraiment blâmer un peuple en détresse ? Un public éduqué par un système scolaire suranné, qui continue de privilégier la littérature étrangère classique et de sous-estimer le produit de son propre pays ?

Carole Awit sait, par expérience, qu’il est difficile de vivre en comptant uniquement sur ses revenus d’écrivain ou de journaliste au Liban. Être pigiste est, selon elle, envisageable dès lors que l’on a un autre métier qui permet de subvenir à ses besoins. « Écrire est le moyen que je maîtrise le plus pour communiquer avec les gens », confie la jeune journaliste et écrivaine en parlant de sa passion. Elle indique cependant qu’elle n’en a pas fait un métier à plein temps et qu’elle s’est lancée, en parallèle, dans une carrière d’enseignante-chercheuse. 

Certains écrivains libanais sont, malgré les entraves, parvenus à sortir de l’ombre pour accéder à la scène littéraire internationale. Beyrouth sur Seine (2022), de Sabyl Ghossoub, a trouvé sa place dans la première sélection du prix Goncourt, mais il semble être plus acclamé à l’extérieur que dans son propre pays. Le journaliste et écrivain libanais y relate la guerre libanaise racontée par ses parents, un sujet récurrent pour les plumes libanaises. Beyrouth 2020: journal d’un effondrement (2022) de Charif Majdalani, écrivain et professeur de Lettres à l’USJ, raconte lui aussi des vérités que le peuple n’est peut-être pas prêt à accepter. Difficile alors de trouver un public encourageant, venant d’une génération traumatisée par la guerre et ses souvenirs, et d’une jeunesse qui renie encore en quelques sortes l’histoire de son pays. 

Pourtant, la situation n’a pas toujours été comme ça…

 « Si j’avais profité des avantages de mon époque, aujourd’hui je serais devenu l’un des écrivains libanais les plus renommés. Les temps ont changé. Les gens qui lisaient ne sont plus là, et avec Internet, qui irait payer une fortune pour un livre ?» se questionne Yahya N., la soixantaine, père de famille originaire de Beyrouth. Celui-ci continue à noircir ses cahiers bien qu’il n’espère plus les voir publiés un jour. Il explique que l’argent a été la principale raison pour laquelle il n’a jamais rien publié. « Il faut s’endetter pour vendre son ouvrage à une maison d’édition ». 

Les maisons d’édition encaissent en effet la majorité des revenus, l'auteur touche le plus souvent un pourcentage variant entre 7% et 10% du prix de vente de son livre, en plus de ses droits d’auteurs en fin de chaque année. « Jeune, je n’avais ni l’expérience ni les moyens pour faire le pas. Maintenant, avec la crise économique actuelle, cela est devenu quasiment impossible. »

Il enchaîne en expliquant que publier un ouvrage pour un citoyen libanais est difficile, à moins qu’il n’ait les moyens d’auto-financer ses projets, et de les proposer lui-même à des espaces d’expositions. Mais même si la possibilité de publier demeure valable, le problème reste le même: il ne serait jamais garanti d’être remarqué par le public libanais. En tout cas, plus à notre époque. 

« On est un peuple qui utilise les journaux pour essuyer ses vitres au lieu de les lire » s’insurge-t-il. De son temps, on avait l’embarras du choix aux kiosques des journaux. « Aujourd’hui, il reste à peine quelques quotidiens qui continuent d’imprimer au Liban. Qui a encore le temps de feuilleter un journal si on peut tout lire sur Internet ? » Il est plus pratique de parcourir une publication sur Instagram qui livre l’information en quelques phrases plutôt que de s’attarder sur des articles proposés par un site journalistique payant. L’avancée technologique à elle seule n’est pas tout à fait le problème, mais autrefois les gens étaient au moins disposés à payer un abonnement. La crise au Liban a empiré les choses pour les lecteurs et les écrivains. 

Cependant, prendre le temps de jeter un coup d’œil sur les quotidiens numériques gratuits comme Ici Beyrouth et Libnanews est aussi un moyen d’économiser de l’argent et du temps, tout en encourageant les plumes libanaises. Le festival Beyrouth Livres, qui a occupé les rues de la capitale et des régions du Liban en octobre 2022, a également été une grande opportunité pour les gens de rencontrer maints auteurs libanais longtemps restés dans l’ombre. Le festival promet un renouvellement l’année prochaine grâce à l’énorme succès qu’il a connu, preuve que les libanais ont toujours en eux la soif de la culture. 

Il y a sans aucun doute d’autres problématiques imminentes qui préoccupent le peuple. Mais celle-là appelle également à notre contribution, aussi minime soit elle. Face à l’indifférence de l’État, on peut essayer nous-même de récupérer ce qui n’est pas encore perdu, à petits-pas. Il le faut. Car pour un peuple qui n’a plus les moyens ni de lire, ni de publier, à peine les moyens de vivre, ce qui était autrefois métier est devenu passe-temps, et ce qui était loisir est devenu privilège. 

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