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  "Chère amie, 

 Après avoir pris vent des difficultés financières dans lesquelles vous passez, Mme Anne O’ Nimus a l’honneur de vous inviter à son grand jeu annuel ce dimanche au manoir d’hiver de Novaire. Les conditions sont très simples : si vous faites le bon choix, vous gagnez une fortune, et sinon… on risque de ne plus entendre parler de vous. Facile, non ? Vous trouverez l’adresse détaillée au recto de la lettre. Veuillez présenter l’invitation à l’entrée. 

N.B : une fois le jeu commencé, il est possible qu’il soit un peu dur de rebrousser chemin.

Cordialement, et avec beaucoup d’amour, 

                                                                                                                              Anne O’ Nimus."

   Layla lit attentivement la lettre que vient de lui jeter un inconnu. Bien qu’elle ait essayé de voir son visage, elle a à peine eu le temps de retourner la tête qu’il avait déjà disparu. Elle avait déjà entendu des rumeurs à ce sujet, mais jamais elle n’aurait cru qu’elle serait un jour dans le feu de l’action : une femme riche et étrange invite chaque année un groupe de gens pour un jeu. Ceux qui en reviennent deviennent blindés du jour au lendemain et ceux qui ne reviennent pas… aucune idée en fait. Peut-être ont-ils commencé une vie à l’étranger ? Ou alors sont-ils morts, qui sait ? 

  Layla est déjà à la rue depuis une semaine. Elle ne peut pas continuer à se laver dans les douches des piscines publiques et le peu d’argent qui lui reste suffit à peine à la nourrir aujourd’hui, sans compter les dettes pesantes à rembourser. Cela devrait-il la pousser à prendre le risque de se rendre chez une vieille psychopathe folle et potentiellement disparaître ? Eh bien… pourquoi pas ? En temps normal, même une fortune ne mériterait pas un tel risque ― du moins, c’est ce qu’elle est censée penser ― mais préfèrerait-elle être à la merci de ses créanciers ? Au moins, chez la folle, il y a de l’argent à gagner. Après tout, ce n’est pas comme si elle n’avait jamais considéré le suicide comme sortie de secours… 

 

    Le fameux dimanche arrive enfin. Layla se demande si elle devrait trouver un endroit où cacher la valise de vêtements qui lui sert de coussin pour dormir sur le banc du parc. Pas très confortable, mais suffisante. Elle décide de la laisser telle quelle. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle n’en aura plus besoin. Elle va revenir riche. Elle DOIT revenir riche. C’est son dernier espoir et elle est prête à TOUT faire pour réussir, peut-être même tuer…

  Après un long trajet, et plusieurs disputes avec des taxis qui l’ont laissée à mi-chemin — parce qu’ils ont découvert soit que la destination est trop lointaine, soit qu’elle est complètement fauchée —, Layla arrive enfin devant le manoir. Elle avait imaginé auparavant les maisons des bourgeois de la haute société, mais là, cette Anne n’était pas seulement bourgeoise, elle était bourgeoise bourgeoise ! Les ifs, le gazon… les paons ! Cette folle a des paons bon sang ! Des statues grandeur nature de lions et des fontaines immenses… Au centre, se dressait la sculpture d’une femme aux cheveux courts en robe de soirée avec une fourrure sur les épaules. Mais les bijoux que portait la figurine de roche ne semblaient pas être de pierre. De l’or ! Cette dame O’ Nimus remplissait tous les critères de la mégalomane fortunée qui veut très bien montrer combien elle possède. Alors que notre charmante invitée essayait d’escalader la statue pour lui « emprunter » quelques accessoires, une voix la fait sursauter :

  • - « Demoiselle Layla ?
  • - Euh oui ?  Répond-elle avec un sourire très gêné.
  • - C’est par ici je vous en prie. »

  Un majordome en uniforme lui faisait signe de le suivre. L’homme avait une expression aussi glaciale que sa voix. Il n’avait pas l’air le moins du monde interpelé par la tentative de vol dont il venait d’être témoin. Mal à l’aise, Layla redescend à terre et s’exécute sans dire un mot, le visage rouge de honte. 

 L’intérieur du manoir n’était pas moins extravagant que son extérieur. Des meubles en bois massif, des têtes d’animaux empaillées dans un couloir, des statuettes en argent dans un autre qui s’étend à perte de vue, sous un plafond haut de cinq mètres… et bien sûr, il ne faut pas oublier le marbre : le carrelage en marbre, les escaliers en marbre, les colonnes de marbres ici et là sans raison ou ordre clairs, les sculptures éparpillées… cette baraque n’avait rien de normal, et Layla ne référait pas ici au caractère excessivement opulent de l’endroit, mais à la façon dont ces éléments ont été relâchés dans ces salles et ces couloirs immenses devant les tapisseries, derrière les rideaux et même au milieu des passages où on est censé marcher. Plus elle avançait et trébuchait sur les tapis derrière le majordome indifférent, plus les types d’art devenaient irréguliers. Les antiques siégeaient tout près des tableaux d’art contemporains. Le choix des couleurs allait dans tous les sens. Au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans la demeure, elle commençait à avoir un mauvais pressentiment et à se rendre compte de quelque chose : elle aurait dû prendre plus de temps à penser si elle devait accepter l’invitation d’une « vieille psychopathe folle ». Rien dans ce décor n’était logique, juste couteux. La personne qui l’avait fait est une vraie malade mentale et cette déduction ne pouvait que nourrir le sentiment de malaise qu’avait Layla.

  Le grand homme s’arrête devant une porte lourde et épaisse de bois de plusieurs mètres. Il lui fait signe d’entrer dans une pièce qui se révèle être une immense salle à manger. Une longue table se trouve au centre sous de gigantesques lustres luxueux. Sur la table, il y a de tout : poulet, riz, viande, poisson, soupes, salades et même desserts. Layla se dirige, l’eau à la bouche, au fond de la pièce où deux autres femmes ont déjà pris leurs places. L’une semblait avoir la quarantaine, l’autre la soixantaine, et, vu leurs vêtements, aucune d’elles n’était Anne O’ Nimus.  Devant elles, trois verres. Deux contenaient du liquide jaunâtre et le troisième, verdâtre. À peine Layla a-t-elle le temps de prendre place que l’on entend la géante porte se refermer… à clefs et pas seulement à double tour : on entend un troisième, un cinquième… il y a visiblement plusieurs serrures. « Qu’est-ce que c’est que cette blague, nom d’un chien ?! ». La plus âgée lui rétorque rapidement : « J’ai bien peur que ce n’en  soit pas une… » Et c’est à ce moment que s’élève une voie assez juvénile et enthousiaste d’un haut-parleur incrusté dans le mur au fond au milieu d’une fresque dorée. « Bienvenue, mes chères amies ! Bienvenue à la cinquième édition du jeu annuel d’Anne O’ Nimus, autrement dit, MOI ! Je suis très honorée et excitée de vous recevoir aujourd’hui dans mon humble demeure. Je ne serais pas longue. Le jeu est simple. Devant vous, il y a trois verres : deux contiennent du jus de pomme, et le troisième contient un poison dont seulement une gorgée est fatale. Votre mission est de choisir par qui d’entre vous ce verre va être vidé et vous gagner. Tellement de suspens ! N’est-ce pas si amusant et si simple à la fois ? Je vous laisse jouer. On va se ré-ga-ler ! À plus ! »

 

  Les trois femmes se fixent dans un silence glacial, un silence de mort. Assez… littéralement puisse-t-on dire.

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