Texte
anonyme dactylographié conservé aux archives
de la Compagnie de Jésus à Vanves (France),
écrit probablement par Henri Jalabert.
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L’œuvre
Sa
portée me paraît bien jugée par M. Gabriel
Bounoure conseiller pour l’instruction publique auprès
du Haut Commissaire : « Parmi nos œuvres de Syrie
il n’en est point qui portent un témoignage plus
éloquent du zèle et du dévouement de
nos missionnaires que les petites écoles de la montagne
libanaise dirigées par le Père Delore.
«Ces écoles au nombre de 42 sont
situées dans la partie centrale du Liban chrétien,
le Kesrouan, le Batroun. Elles s’échelonnent
de la côte à la haute montagne dans les villages
très pauvres en tout temps et que la crise de la soie
plonge aujourd’hui dans un dénuement complet
et une misère qui fait peine à voir.
« 42 écoles, 47 professeurs, 1800
élèves, un territoire montagneux grand comme
la moitié d’un de nos départements, telle
est l’étendue de la tâche où se
vouent le zèle apostolique et la ferveur de charité
du Père Delore. Vraie vie de missionnaire que la sienne…»
Quelle montagne ? Un juvéniste, compagnon
de circonstance, qui eut la chance de faire « la tournée
des écoles » avant de se rendre au scolasticat,
nous la décrit en son admirable variété
:
«Voici Smar Djebail avec sa citadelle
et sa vieille église, village plein d’accueil.
Abdillé, avec son paysage de ruines : amas de pierres
et pans de murs découpés sur le ciel, maisons
écroulées des morts de faim de la dernière
guerre. Djâj, à la fois aisé et minable.
Tartège, aux pauvres maisons à terrasse de terre,
à la population misérable, aux petits pâtres
sauvages, facilement effarouchés, avec leur épaisse
chemise et leur long cheroual noir, qui courent, tignasse
au vent, après leurs chèvres. Puis soudain,
quelques tournants de route plus loin, Bcha’lé,
beaucoup plus affiné, où les filles travaillent
avec des doigts de fées broderies et dentelles. Continuez
encore et tout à coup, au col, vous découvrez,
sous nos pieds, Douma, village grec orthodoxe, confortablement
installé dans son amphithéâtre de verdure,
avec sa féerie de toits rouges luisant au soleil. Il
y a les petits villages de la vallée du Nahr Ibrahim,
pauvres et laborieux, à la population simple. Les villages
métoualis, défiants, avec qui on préfère
ne pas trop frayer la nuit et dont les enfants accueilleront
peut-être votre automobile, comme ils ont accueilli
la nôtre, à coups de pierre. Et puis là
haut, en remontant l’immense vallée, deux villages
situés en des aires grandioses, où la race est
superbe : Kartaba et Akoura. Deux villages qui ont dû
être frères, mais ne se ressemblent plus. L’un
déjà européanisé avec ses hôtels
ouverts aux villégiateurs. L’autre resté
encore intact au pied de ces montagnes à pic. »
Tel est le pays « étrangement varié, comme
les invasions qui l’ont formé de toute la richesse
de leurs apports ».
Equipement et programme le disent assez :
« Deux sacs en bandoulière font partie de la
silhouette du Père : l’un en cuir, l’autre
en toile, tous deux gonflés d’objets disparates
: livres scolaires, objets de piété, habits
de rechange, vêtements pour les pauvres, missel, linge
d’église etc.…Quand le Père part
pour une première communion les bagages sont plus considérables
: robes blanches pour les filles, tuniques de croisés
pour les garçons, drapeaux, bannières de tous
genres, baldaquin pour la procession, bandes d’étoffe,
tout un attirail de décoration, sans oublier épingles,
fil et ciseaux… » Un mulet devient nécessaire
; mais le Père n’en va pas moins à pied.
Voilà pour l’équipement.
L’itinéraire, même lorsqu’il serpente
au fond des gorges, n’est qu’une série
de montées et descentes à travers les murailles
rocheuses. Plus souvent c’est une ascension continue.
« A Chouan, écrit le Père Rigoulet , au
plus profond de la vallée du fleuve Adonis, un villageois
m’a montré un sentier qui gravit la rive opposée.
C’est une montée à pic qui prend une heure
et demie. «Eh bien, me disait-il, chaque fois que le
Père nous quittait pour se rendre à l’école
de Birlehait, c’était la même histoire.
Il voulait partir seul. J’avais pitié de lui,
et voulais porter ses bagages. Il refusait obstinément.
Après un quart d’heures d’insistance j’obtenais
l’un des deux sacs: nous partions, mais à peine
arrivés au sommet du raidillon il reprenait son sac
et me congédiait avec une effusion de remerciements
et de souhaits».
Le Père voyageait ainsi par tous les
temps. Ni la neige, ni l’obscurité ne l’arrêtaient.
A Kefar Debian à 1300m. d’altitude, en plein
hiver, il arrivait parfois à une heure avancée
de la nuit. S’il avait eu une défaillance dans
les gorges sauvages, rencontré quelque fauve, c’est
en vain qu’il eût appelé. On avait peur
pour lui ; mais il était confiant, marchant le chapelet
à la main ; et de fait il ne lui est jamais arrivé
d’accident grave.
Le récit suivant, dont le hameau de Chouan cité
plus haut garde souvenir illustre bien la protection de Dieu
sur son missionnaire.
Il renouait après dix ans la tradition
de ses visites : “Ils m’ont souvent supplié
de retourner les voir, confiait le Père à son
compagnon, le Père Fenoyl. Dont nous tenons le récit
: ils voudraient aussi une école. C’est demain
dimanche. Il faut que nous y soyons ce soir pour leur dire
la messe demain et les communier.
A six heures du soir nous partons. A la tombée
de la nuit nous arrivons dans un hameau où nous devons
chercher guide et lanterne. Car le chemin est difficile, surtout
la nuit. Notre homme est là, mais il lui faut laisser
ses enfants seuls ( car sa femme est absente), quatre ou cinq
garçons dont l’aîné a bien douze
ans. Mais les bambins répondent qu’ils n’ont
pas peur, ils garderont la maison. L’homme prend son
falot, un gourdin, et en avant.
Tandis que nous marchons en file indienne dans le sentier
à flanc, le Père fait soudain un bond en arrière.
Un serpent est là, à ses pieds. Un serpent de
la plus mauvaise espèce, nommé dans le pays
“abrach”. Sa piqûre a causé le mois
dernier plusieurs morts autour de nous. Notre guide l’assomme
avec son bâton, et nous l’emportons roulé
dans un linge, pour la collection du Séminaire.
La lune s’est levée. Nous traversons
une forêt de pins le long d’une vallée
à pic, par des sentiers qui montent et descendent sans
cesse pour éviter les falaises de rochers.
Nous apercevons les lumières du village, de l’autre
côté du ravin, bien que nous soyons à
une heure de marche au moins. Le Père me dit : “
Je vais sonner la trompe. Peut-être s’en souviendront-ils,
bien qu’ils ne l’aient pas entendue depuis dix
ans.”
Le son se répercute le long de la vallée.
Puis soudain, surprise! La voix de la cloche lui répond.
La vaillante petite cloche qui se met à sonner à
toute volée. Comme elle résonne joyeusement
dans ces gorges sauvages par cette nuit calme. Et puis…mais
oui, ces pauvres gens ont illuminé l’église.
Nous arrivons. Les gens se pressent. Un homme murmure : “
C’est le Christ qui vient au milieu de nous ”
L’histoire du serpent fait rapidement le tour. Nous
voici à l’église : une pauvre masure en
pierres sèches, avec terrasse de branchages de terre,
où l’on a peine à se tenir debout. Jésus
trouvera demain sa pauvreté de Bethléem, mais
il aura aussi ses bergers au cœur droit et l’âme
simple.
Prière du soir. Puis le Père
prêche : “il faut être prêt. La mort
peut venir d’un moment à l’autre. “
Et notre serpent qui est là sous leurs yeux vient lui
servir d’exemple convaincant.
A 11 heures et demie nous soupons. Il est juste
temps. Le lendemain, dès 7 heures, la petite cloche
se met à sonner. Les gens crient à ceux du hameau
voisin de venir, car il y a messe. Vers 6 heures les enfants
commencent à venir. Le Père les interroge à
tour de rôle pour voir ceux qu’il peut communier.
Puis il commence à confesser tout le monde. Ceux qui
sont à jeun maintenant, les autres après la
messe. La messe est suivie avec beaucoup de recueillement.
A l’Evangile, le Père parle à ces pauvres
avec tout son cœur. Tous ceux qui sont à jeun
communient. Puis les confessions reprennent.
Quand au sortir de l’église nous
cherchons à prendre une photographie, nous sommes étonnés
de voir le soleil au-dessus de nos têtes. Nous tirons
nos montres : il est déjà midi. »
Autre trait qui trahit bien l’esprit dont s’inspirait
le missionnaire. S. E. Mgr Abed voyageant en auto rejoint
le Père qui marche à pied flanqué de
ses deux sacs. Il l’invite à monter ; insiste.
Le Père paraît se décider; puis se reprenant
: « Merci, Monseigneur, excusez-moi pour aujourd’hui;
c’est vendredi.»
Cette endurance à la marche édifiait
grandement les Libanais de la montagne qui y voyaient avec
l’amour de la pauvreté une ressemblance à
leur vie si rude. Le père était bien de chez
eux, l’un d’eux, le premier à la peine.
Dès lors il pouvait se montrer exigeant, rabrouer vertement
maîtres, maîtresses, même le curé.
On acceptait, sachant bien qu’au surplus la fâcherie
se terminerait par quelque gratification, ou par quelque don
d’ornement, linge d’autel ou intentions de messes.
Il avait aussi presque dans chaque village sa clientèle
pauvre: un estropié, une vieille femme, un paysan surchargé
de famille qu’il visitait et secourait.
Tel nous apparaît le Père en tournée.
Venons au programme.
S’il s’agit d’une première
communion, ce doit être la plus grande fête pour
les enfants et pour le village : il faut que le souvenir en
reste gravé en l’âme du communiant. Le
Père n’y épargne ni peine ni dépenses.
Il s’est rendu au village trois jours d’avance
: trois journées d’intenses préparations.
Dès sept heures du matin et jusqu’à onze
heures se succèdent prières, explications du
catéchisme, exercices de défilé. A onze
heures le Père dit sa messe. L’après-midi,
nouvelle réunion de 1h.à 5h. Chaque fille est
vêtue d’une robe blanche et porte une jolie couronne
; les garçons sont en costume de croisé et brassard,
les bancs de l’église drapés de blanc
et fleuris ; enfin tout un déploiement de bannières
et drapeaux dans l’église et sur la place pour
les défilés. L’après-midi, le Père
conduisait les communiants, les élèves et leurs
parents en un site reconnu d’avance et les photographiait.
Ainsi garderaient-ils de l’inoubliable journée
un document quasi officiel et non dépourvu d’art.
Le Père savait choisir son cadre, sa position, et disposer
son monde.
Avec la communion des enfants, l’éducation religieuse
primait tout. Mais l’instruction et la bonne formation
n’était pas négligées.
Les inspections sont sérieuses, minutieuses
même. C’est souvent à l’improviste
que le Père se présente, afin de constater les
absences et de surprendre le maître en pleine classe.
Rien n’échappe à son contrôle :
pas plus les fournitures scolaires qu’il expédie
par les chauffeurs en petits paquets préparés
des ses mains, que l’écriture et la tenue des
cahiers.
Maîtres et maîtresses sont ainsi suivis de près.
Des cours de pédagogie sont organisés pendant
les vacances soit à la Visitation de Zouk soit chez
les sœurs des Saints Cœurs de Ghazir et le résultat
en est soigneusement noté dans le dossier de chacune
des maîtresses.
Faut-il en vouloir au Père d’avoir
en ces écoles de montagne donné place au français
? Lui peut-être y voyait une façon d’intéresser
à ses écoles les bienfaiteurs de France et surtout,
ajoutons-le, d’entretenir l’amitié séculaire
de nos deux pays. Plus profonde encore que l’amitié
franco-libanaise, s’instaurait et se propageait une
amitié chrétienne de la plus haute valeur. Entre
bienfaiteurs de France et écoliers libanais des liens
se créaient qui nous rendent comme palpables la réalité
du Corps mystique et l’union de ses membres. Les lettres
de France recommandent au Père Delore et à ses
enfants les intérêts de familles et les intentions
les plus chères de ses correspondants. Dans une lettre
qui séjourna six ans au contrôle postal de Damas
une dame recommande son mari officier sur le front, une parente
qui attend un bébé et une autre gravement malade.
Et de fait on priait beaucoup dans les écoles pour
la France et pour les bienfaiteurs. Ceux-là seuls s’offusqueront
dont un étroit nationalisme bouche la vue, ou encore
qui n’ont jamais compris la valeur de formation d’une
langue étrangère dont toute l’histoire
sinon la structure est apparentée à la nôtre
; ou enfin qui systématiquement prétendraient
borner toute la formation du montagnard à l’horizon
de ses chèvres ou de ses mûriers, alors que au
moindre berger de la montagne, suivant un observateur de passage,
« on trouve ici la fierté d’un prince »
et que, plus significative que les réceptions à
l’école avec bouquets et compliments, l’hospitalité
improvisée d’une famille paysanne est un accueil
de distinction sans recherches, marque d’authentique
noblesse. Tout cela n’est-il pas, en partie du moins,
résultat de cette éducation sérieuse
et adaptée à nos écoles de montagne ?
Le travail que supposait en dehors des tournées
pareille surveillance apparaît effrayant. « J’en
suis émerveillé, écrit le Père
Rigoulet, ne serait-ce que pour tenir en ordre tous ses comptes
et son énorme correspondance. Il n’avait aucun
secrétaire, il n’employait ni la machine à
écrire ni la polycopie. Les circulaires aux professeurs
étaient toutes écrites de sa main. Il avait
chez lui un magasin de fournitures scolaires et de livres
classiques et c’est lui qui faisait les emballages avec
sa minutie habituelle. J’ai trouvé sa comptabilité
parfaitement en ordre : commandes, factures, registres des
dépenses tout était groupé et étiqueté.
Le Père conservait toutes les lettres reçues
et les classait suivant différentes rubriques : à
revoir, à répondre, vu, revu, fini. Aussi a-t-il
laissé des archives encombrantes. Les lettres sont
groupées dans une enveloppe qui est ficelée
des quatre côtés ; puis elle-même est placée
dans une enveloppe plus grande de nouveau ficelée des
quatre côtés…C’est pour le chercheur
pressé un exercice où parfois la patience est
à bout.
« La correspondance avec les bienfaiteurs était
une charge écrasante. D’abord les adresses étaient
recueillies avec empressement et classées. Il en reste
une vingtaine de gros cahiers. Il arrivait au Père
de transcrire en entier des lettres de faire-part où
il espérait trouver un filon de bienfaiteurs. C’est
de préférence la nuit que le Père écrivait
ses lettres dont il griffonnait un brouillon rapide dans des
cahiers spéciaux. Il écrivait jusqu’à
ce qu’il fût épuisé de fatigue :
alors il se couchait ou souvent achevait la nuit sur la chaise
longue. Le lendemain il se levait un peu plus tard et disait
la messe vers 8 ou 9 heures, quand il était prêt
.»
Terminons par ces lignes de son dernier supérieur
: « Pour le recrutement de ses instituteurs et institutrices
il faisait passer des examens longs et minutieux, un peu naïf
quelquefois. Mais là encore il voulait se rendre compte
si le candidat avait toutes les qualités désirables.
Il tendait des pièges innocents par centaines questions
bien préparées d’avance et qui en fait
étaient insidieuses.
« Pour l’argent, il a réalisé
un véritable tour de force. Il avait la charge de 40
écoles (certaines étaient « secrètes
» c.à.d. qu’il les subventionnait sans
en rien dire à personne. En fait tout le monde le savait.
Il avait quelques subventions officielles, mais qui étaient
nettement insuffisantes. Il lui fallait trouver le reste en
demandant à des bienfaiteurs. Ces bienfaiteurs il en
trouvait partout : en Amérique, en Egypte, en Europe,
mais surtout dans la région de Lyon naturellement.
Il gardait secrètes toutes les adresses et avait même
tendance à les cacher aux supérieurs. Pourtant
il avait un sens très aigu de l’obéissance…
»
L’homme
On l’a aperçu déjà à travers
son œuvre.
Dans sa famille, la famille de son frère, le docteur
Delore, chirurgien lyonnais bien connu mort quelques années
avant lui, il a laissé très grand souvenir.
Sa correspondance avec les siens était très
fidèle, mais ne parlait jamais de ses succès.
Un ancien condisciple nous le peint au collège «enfant
sage», ne se mettant jamais en avant, réussissant
peu dans ses études malgré une application soutenue.
Au scolasticat, le « non attigit » fit plus d’une
fois semble-t-il poser la question de son rendement futur.
Lui-même parlait des longues heures passées sur
ses livres d’arabe pour n’arriver qu’à
un succès très médiocre. « Il ne
savait pas la langue. S’il convertissait, c’était
surtout parce qu’avec sa ténacité il faisait
partager ses convictions à ses interlocuteurs. ».
Que conclure ?
Qu’un seul talent, qu’une fraction de talent bien
employée rend au centuple au service du Maître
; mais aussi peut-être qu’il est d’autres
dons que ceux qu’évaluent nos barèmes
scolaires et qui n’ont pourtant ni moins de valeur ni
moins d’importance.
Je parle de dons naturels. Mais la grâce n’adopte-t-elle
pas les dispositions qu’elle trouve en nous. L’ardente
charité, le dévouement surnaturel du Père
Delore s’appuyaient sur un fond de sérieux, d’application
persévérante, de concentration de toutes ses
forces que plusieurs ont remarqué.
Quatre ans avant sa mort le crayon d’un artiste amateur
fixait son portrait et analysant son œuvre le critique
d’art qui doublait l’artiste notait : «
Svelte, alerte, de visage ascétique, des rides nombreuses
sur son front disaient un homme de combat. Bien au centre,
entre les deux yeux enfoncés mais toujours illuminés
d’un clair regard, toutes les autres lignes du visage
convergeaient. Ce fut l’homme d’une pensée
centrale, dont rien, ni personne ne pouvait le détournait.
Concentration ne dit pas nécessairement reploiement.
C’est sur son objectif que le Père concentrait
son regard et ses forces. Avouons-le pourtant : demeuré
au plan naturel un tel tempérament risquait fort l’étroitesse.
Mais quand l’objectif, même sous les espèces
très concrètes et forcément resserrés
d’un département scolaire, devient « le
règne de Dieu dans les âmes », la concentration
tourne en force de conquête inappréciable. La
preuve en est que, sorti pendant la guerre 1914-1918 du milieu
devenu le sien, le Père, en un cadre tout différent,
trouve l’emploi de ses dons de nature et de grâce.
C’est d ‘abord en paroisse dans le Mâconnais,
où « il remplace plusieurs curés, missionne
et contribue à de magnifiques conversions .»
Puis dans les hôpitaux de Lyon où, mobilisé
comme infirmier, il s’occupe des blessés de toutes
les salles, dans les ressources de ses légendaires
musettes, comme dans les rayons d’une bibliothèque
improvisée trouve de quoi occuper, adoucir et au besoin
sanctifier les longues convalescences.
Au Liban même son œuvre ne l’absorbe pas
tellement qu’il ne se prête à celle des
autres. Le Bachir et les brochures de l’Imprimerie catholique
trouvèrent en lui un zélé propagandiste.
« Avant la guerre, écrit le Père Mâlouf,
la poste au Liban était mal faite. Le Père mit
à notre service une équipe de facteurs à
domicile. Cette organisation eut de bons résultats
et en outre faisait vivre assez convenablement de pauvres
facteurs. Les dentelles du Liban ne lui durent-elles pas quelque
renommée parmi les familles lyonnaises ? »
Ainsi « concentré » si l’on veut,
mais nullement fermé, le Père était joyeux,
ouvert en communauté. Bavard même, note son supérieur
: comme le sont les hommes pris par une idée, par une
œuvre : apportant toujours quelque histoire, de quoi
éveiller l’intérêt : photo bien
réussie ; article du Nouvelliste, du cher Nouvelliste,
ou, en grand mystère, quelque cadeau reçu de
France.
Ses petites manies n’étaient guère gênantes,
de la déformation professionnelle, un peu du souci
de ne pas déranger, de se tirer d’affaire par
soi-même ; d’autres marquent un pli de dévotion
ou de vie mortifiée.
Ainsi cette cachotterie que tous signalent pour tout ce qui
touchait aux aumônes reçues, à l’administration
de son département. «En son fief, écrit
un témoin plein d’humeur, dictateur évangélique.
Comme ces capitaines de l’ancienne marine, maître
à son bord après Dieu.»
Ainsi le besoin d’ordre jusqu’à la minutie
; certains scrupules de pauvreté, et jusqu’à
la persistance à descendre à la cabine téléphonique
publique alors que déjà le téléphone
était installé à la maison.
Y eut-il en tout cela quelque entêtement ? « Je
crois surtout qu’il raisonnait lentement, juge le Père
Beaulieu son dernier supérieur, et avait peine à
saisir les raisons opposées qu’on lui alléguait
».
Nous avons dit comment cela cédait devant «
le moindre signe de la volonté du supérieur
». Qu’il s’agit de renoncer à dormir
tout habillé ou à une chambre trop appréciée
sans doute parce que vis à vis de la chapelle, la volonté
du supérieur, même s’il y avait quelque
lutte intérieure, était décisive. «
J’avais été assez bête pour avoir
l’idée de protester, confiait-il à propos
du changement de chambre. Au fond cela vaut mieux comme ça
». Par ailleurs s’affirmait sa confiance en la
grâce de l’obéissance. « Il garda
sur sa table pendant des mois une lettre du R. P. de Bonneville
alors supérieur de la mission. Comme on craignait à
ce moment de ne pouvoir ouvrir les écoles faute d’aide
venant de France, le R. P. avait répondu : faites confiance
à la Providence et le Père Delore avait laissé
tomber tous ses raisonnements, tous ses atermoiements.»
Une seule de ses habitudes put une fois ou l’autre
incommoder un peu : la longueur de sa messe. « Elle
durait au moins trois quarts d’heure, parfois plus d’une
heure ou d’une heure et demie. Il y avait du scrupule(il
voulait très bien faire), mais aussi de la véritable
dévotion. Il se serait cru injuste s’il avait
oublié aux Memento les bienfaiteurs pour qui il avait
promis de prier ». Ce n’était là
du reste qu’une des formes de son attachement à
la prière : office récité devant le Saint
Sacrement, innombrables chapelets égrenés sur
la route.
Nous voici à sa vie intérieure. Elle paraît
avoir été peu compliquée. Dans ses cahiers
de récollections – cela n’étonnera
aucun de ceux qui l’ont connu – la note qui domine
est l’humilité : ses fautes, ses insuffisances
reviennent presque à chaque ligne. Mais avec l’humilité,
une confiance sans borne, spécialement envers la T.
S. Vierge, confiance pleine d’effusion et de simplicité.
: « Sur sa table et contre les murs de sa chambre il
avait accroché au moins une vingtaine de reproductions
de Madones différentes. Beaucoup de dévotion
aussi pour la petite Sainte Thérèse. Il lui
attribuait beaucoup d’interventions miraculeuses en
sa faveur…
« Son zèle très apostolique. Nous avons
vu le souci qu’il avait de confesser tout le monde à
son passage dans les villages. « Il lui arrivait de
se confesser lui-même trois ou quatre fois par jour
pour amener les curés de la montagne à se confesser
à lui. Aux visiteurs il imposait sa volonté
: « mettez-vous là ; je vais vous confesser ».
L’indifférence au « qu’en dirait-on
» est signalée aussi par plusieurs comme caractéristique.
Les gens le savaient très mortifié, et il
avait presque sa légende. Non seulement il ne se couchait
pas dans un lit (remarque presque unanime), mais quand ses
musettes étaient vides il y transportait des pierres.
Ce qui est un fait c’est la vénération
que tous professaient à son égard.
Beaucoup sont venus prier sur sa tombe et au moins une vingtaine
de villages ont célébré pour lui des
offices funèbres en faisant son é loge dans
des sermons et discours.
Terminons sur ce dyptique d’un artiste déjà
cité : le Père est en tournée d’inspection.
C’est vacances, L’école, pauvre petit cube
au flanc de la vallée est vide. Il faut pourtant réunir
son monde et régler les affaires urgentes. Le Père
a grimpé l’échelle qui conduit à
la terrasse.
« Dressé face à la vallée il tire
sa trompe de cuivre et lance ses appels aux quatre coins cardinaux.
Sa silhouette noire se détache sur l’immensité
du ciel bleu. Tête haute, torse bombé sous l’effort
du souffle, soutane au vent, il répète, bien
simplement, sans romantisme aucun le grand geste de notre
seigneur "venite ad me omnes"… ». Aux
pieds de cette grande ombre si sincère et si symbolique,
oubliant les menues misères de l’homme pour voir
à cette heure ce qu’il est réellement…je
dois comprimer mes sanglots subitement jaillis. Sous mes yeux
un de ces tableaux aimés des peintres chrétiens
: le missionnaire dominant la montagne, la mer, et appelant
vers les sommets de l’au-delà…
« La dernière fois que je le vis, à
Beyrouth, il sortait de l’Hôtel-Dieu. Opéré,
mais définitivement condamné. C’était
une folie…décharné, le corps absolument
ployé, à angle droit, il écarta médecins
et religieuses infirmières…Il n’avait été
que trop longtemps absent de son fief : ses voix l’appelaient
sur la montagne…elles l’appelaient au ciel. »
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