Les pères fondateurs

À la veille des 150 ans de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ), revenons aux sources jésuites de notre Université. Un siècle et demi d’histoire traversé par tant de noms mythiques et de visages marquants. S’il est difficile pour la communauté de notre Université d’identifier les principaux auteurs de l’institution, le défi cent cinquantenaire de l’USJ nous pousse aujourd’hui à regarder vers l’avenir tout en étant fiers de nos racines. Certes, il est difficile mais important de rendre hommage aux Pères Fondateurs, une poignée de missionnaires courageux parmi tant d’autres qui ont sacrifié leur vie à l’USJ et au Liban. Retraçons les parcours de ces bâtisseurs qui ont oeuvré à la création et la consolidation de l’excellence de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.

Dans son ouvrage sur les jésuites au Proche-Orient publié en 1984, le P. Henri Jalabert (français) parle de plus d’un millier de religieux ayant travaillé ou vécu en Orient. Il rend également hommage aux oeuvres jésuites antérieures, comme celles du Séminaire de Antoura et du Collège Maronite de Rome, fondés également grâce à la persévérance des jésuites pour l’Orient.

C’est à la mission jésuite du Mont-Liban du P. Maximilien Ryllo (polonais), en 1831 (Ain-Traz), que remonte le récit de ce qui allait devenir en 1875 l’Université à Beyrouth. Entre les deux dates, un demi-siècle de développement et de diffusion réussie des missions jésuites en Syrie, en Égypte (1879) et en Arménie (1881).

L’histoire de l’USJ (établissement né du transfert du Séminaire collège de Ghazir vers le littoral à la fin du XIXe siècle) est fortement liée à celle du Séminaire Oriental Saint François Xavier fondé à Ghazir en 1843. Le P. Benoit Planchet (français) oeuvre avec les P. Louis Canuti et Boniface Soragna (italiens) à la naissance et au fonctionnement de l’école de Ghazir, malgré le contexte tendu de guerres interconfessionnelles dans le Mont-Liban en 1840 puis en 1860. Le rayonnement du Séminaire fut tel que de nombreuses familles souhaitèrent en faire profiter leurs enfants, pourtant laïcs.

C’est le P. François-Xavier Gautrelet (français), visionnaire et supérieur de la Mission en 1864, qui voulut trouver un moyen de contrebalancer la récente réussite des missionnaires protestants américains qui venaient d’inaugurer, à Beyrouth, un énorme établissement éducatif doté d’une école de médecine. Il était donc impératif de trouver des donateurs et l’argent allait venir des États- Unis d’Amérique où le P. Ambroise Monnot (français) effectua un voyage de collecte de fonds entre juin 1871 et mai 1872. Ce voyage, fortement relayé dans la presse américaine de l’époque, fut un réel succès : en 1875, l’argent était assuré, les terrains furent achetés et une remarquable construction vit le jour grâce aux plans du P. François-Xavier Pailloux (français), architecte de l’imposant édifice de l’Université Saint-Joseph à Achrafieh. En octobre 1875, les élèves de Ghazir furent invités à inaugurer les bâtiments de Beyrouth et le 25 février 1881, sa Sainteté le Pape Léon XIII accorda le droit d’attribuer des grades académiques aux autorités de l’Université ainsi que la palme du Doctorat en Philosophie et en Théologie.

C’est au bibliothécaire P. Louis Cheikho (ottoman), un jésuite oriental de Mardin, surnommé « Sultan de la langue arabe », que nous devons la conservation et notamment l’enrichissement spectaculaire des collections d’ouvrages et de manuscrits qui viennent s’ajouter aux ouvrages réunis par le P. Alexandre Bourquenoud (suisse) en 1857 à Ghazir. Le P. Cheikho passera plus d’un quart de siècle à protéger les locaux et les fonds, surtout au moment de la Grande Guerre de 1914-1918 et de la Grande famine. En 1898, il fonde également la revue Al-Machriq. En 1905, le P. Henri Gressien (français) entreprit les travaux d’agrandissement des locaux de la Bibliothèque Orientale. Les travaux archéologiques et géographiques qui firent la renommée européenne de l’USJ sont le fruit des travaux du P. Michel Jullien (français) et du P. Godefroy Zumoffen (suisse) qui exploraient méthodiquement les montagnes du Liban et de la Syrie. Aucun monument de la Syrie antique n’échappe au P. Henri Lammens (belge) et au P. Sébastien Ronzevalle (français) dont les travaux sont publiés en Europe. Les oeuvres des P. René Mouterde (français) et les photographies d’archéologie aériennes du P. Antoine Poidebard (français) deviennent des références scientifiques incontournables.

Le P. Remi Normand (français), Supérieur de la Mission de Syrie, fonde les missions d’Égypte et d’Arménie. Après des échanges et des négociations avec Léon Gambetta et Jules Ferry, il obtient un premier crédit qui aboutit à l’ouverture de l’École de médecine de Beyrouth en novembre 1883 avec 11 étudiants. On y compte 355 étudiants en 1914. Entretemps, l’école devient Faculté en 1888. Le succès et la réputation de cette nouvelle fondation sont éblouissants et accompagnent le développement et la croissance de la ville de Beyrouth. Elle devient capitale administrative et politique d’un vilayet ottoman et se dote aussi de la « Compagnie ottomane du port », avec des quais et des entrepôts importants.

À Beyrouth, la Faculté de médecine connaitra ses beaux jours à la rue de Damas sous le mandat du Chancelier le P. Lucien Cattin (suisse), initiateur du projet du sanctuaire de la Vierge (Notre Dame du Liban) à Harissa en 1904 et bâtisseur également de l’Hôtel-Dieu de France en 1913. En 1920, le P. Gérard de Martimprey (français), qui avait oeuvré à sauver les affamés du Mont-Liban pendant la Grande Guerre, fonde l’Ecole dentaire de Beyrouth.

L’Université cherche en 1906 à se doter d’un Observatoire. Deux années d’études du terrain complexe dans la Bekaa aboutissent à la fondation d’un Observatoire astronomique. Il s’agit de l’oeuvre du P. Bonaventure Berloty (français) dont le choix se fixe sur la propriété viticole de Ksara. En 1912, un poste de T.S.F. (téléphonie sans fil) y fut inauguré, mais il devient rapidement la hantise des autorités ottomanes en 1914 qui soupçonnent le P. Berloty de collaborer avec la France. L’Observatoire sera entièrement pillé durant la Grande guerre, puis entièrement reconstruit une fois le calme revenu.

Évoquer les Pères Fondateurs de l’USJ serait impossible sans l’oeuvre monumentale du P. Claudius Chanteur (français) et celle du professeur de droit M. Paul Huvelin dont le Campus des sciences sociales porte le nom. Grâce aux deux hommes visionnaires de l’amélioration morale, le Liban se dote en 1913 d’un phare de justice et d’égalité, à savoir la Faculté de droit, mais aussi d’une École française des ingénieurs à Beyrouth à laquelle de nouveaux locaux viennent s’ajouter en 1919 puis en 1926. Aujourd’hui, il est question de la légendaire École supérieure d’ingénieurs de Beyrouth (ESIB).

Le P. Jacques Bonnet-Eymard (français), Recteur de 1938 à 1945, marquera les années difficiles de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle l’USJ fut plusieurs fois touchée par les bombardements. Il fut le constructeur du Collège Notre Dame de Jamhour, symbole de l’enseignement scolaire jésuite au Liban.

Durant les années sombres de la guerre du Liban 1975-1990, c’est le P. Jean Ducruet (français), Chancelier des Facultés de droit, de sciences économiques et de gestion, qui devient Recteur de l’Université de 1975 à 1995. Son mandat sera marqué par les pires heures de la guerre (attentats, occupations, bombardements, enlèvements et assassinats), mais aussi par son oeuvre magistrale, celle de mettre en place une Charte de l’Université, fondement de son unité et de sa moderne organisation.

En 1978, le P. Sélim Abou (libanais) devient Doyen de la Faculté des lettres et des sciences humaines qu’il a contribué à fonder, avant de devenir, entre 1995 et 2003, Recteur de l’Université, comblant ainsi le vide laissé par la fermeture de l’École supérieure des lettres (filière de l’Université de Lyon). Le P. Abou dirigea aussi les Presses de l’Université Saint-Joseph (PUSJ) et fut Titulaire de la Chaire Louis D.-Institut de France d’anthropologie interculturelle. Son engagement politique et ses discours en faveur de la souveraineté du Liban firent de lui une grande figure « indépendantiste » entre les années 2000 et 2005.

Entre 2003 et 2012, le mandat du P. René Chamussy (français) sera secoué par des années de fortes instabilités politiques et sécuritaires au Liban, (l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, l’agression israélienne de juillet 2006 et les sanglants affrontements de mai 2008, ainsi que plusieurs assassinats politiques et attentats). Fondateur de l’Opération 7e jour et bâtisseur du Campus de l’innovation et du sport (CIS), il a élargi les horizons de l’Université en créant une branche à Dubaï et a su maintenir une paix intérieure à l’USJ malgré de violentes manifestations qui divisaient lourdement le pays.

Recteur depuis 2012, le P. Salim Daccache (libanais) marque de son empreinte les innombrables accréditations de l’USJ et de ses facultés, lance la Fondation USJ pour la levée de fonds, inaugure de nombreux nouveaux bâtiments dont la « Maison de l’Ancien » et met en place un incroyable réseau à travers le monde de partenariats et de conventions au service de l’Université. Il encourage surtout la création des bureaux d’anciens (alumnis). Son mandat est tristement mais courageusement marqué de défis démesurés (la crise économique et la banqueroute des banques libanaises en 2019, le Corona virus et l’effroyable explosion du port de Beyrouth en 2020).

Christian Taoutel
Conservateur des Archives de l’USJ