Siham RIZKALLAH (Professeur. Associé. USJ, FSE – CEDREC)
L’irréversibilité de la dollarisation partielle quasi-officielle caractérise le Liban depuis les années 1980, dans une configuration assez classique d’une économie plus ou moins instable sur le plan macroéconomique et dans laquelle l’usage du dollar américain va progressivement être étendu et institutionnalisé. Toutefois, la possibilité d’un passage au « Hard Peg » (dollarisation intégrale officielle ou caisse d’émission) n’a été évoquée comme solution de dernier ressort qu’après l’écroulement économique global en octobre 2019. Comment expliquer alors cette transition vers la dollarisation ?
Blanc (2000, 2014)[1] classe trois formes de crises susceptibles de favoriser la dollarisation : une crise du système monétaire, une crise du système de production et d'échange et une crise des pouvoirs publics. Selon la typologie des régimes de dollarisation de Ponsot (2019)[2], le Liban est en situation de bi-monétarisation (dollarisation partielle élevée quasi officielle).
En effet, dans ce pays, le glissement vers un régime de dollarisation partielle et officielle commence à partir de 1993-1994. 1994 était l’année au cours de laquelle la politique budgétaire a privilégié l’endettement en dollars US et durant laquelle la Banque du Liban a été mandatée pour la compensation des chèques en devises étrangères. En outre, les banques et autres établissements financiers devaient désormais ouvrir des comptes en devises à la Banque centrale. Un rapport du FMI en 1994 affirmait déjà explicitement l’inertie de la dollarisation au Liban par l’effet de cliquet, malgré le passage d’un régime de flottement libre à un régime de parité glissante puis un ancrage du taux de change de la livre libanaise au dollar américain[3].
Deux facteurs principaux ont contribué à renforcer l’usage et l’officialisation du dollar. Le premier facteur se rapporte à l’accélération de la libéralisation financière. Le deuxième est lié à l’insoutenabilité accrue de la dette publique en raison de son émission en dollars US et d’une ingénierie financière fragilisant l’ensemble du système financier libanais à partir de 2016 notamment suite à un renversement de la situation de la balance des paiements à partir de 2011 passant d’un excèdent de plus de 8 milliards a un cumul de déficits[4]. L’accroissement de la dollarisation des dépôts, malgré une baisse des avoirs extérieurs du système bancaire, provenait essentiellement des conversions de dépôts en LBP en dollars US et de l’effet de multiplicateur des crédits octroyés par les banques en dollars US. La résilience du processus s’est maintenue jusqu’à l’éclatement de la crise en 2019[5]. Une étude récente de la Banque mondiale en 2022[6] reconfirme le caractère irréversible de la dollarisation surtout au regard de la chronologie de son évolution. L’année 2023 est marquée par l’autorisation d’afficher les prix en dollars US dans les points de vente et même dans l’émission de factures de services publics (électricité), voire l’introduction d’impôts en US dans le budget public.
La bi-monétarisation actuelle du Liban n’est ni stable ni durable, elle ne peut être qu’une phase transitoire vers le « Hard Peg » officiel. Ceci exige, selon le mécanisme de Hausmann[7], une révision de la loi qui régit la Banque centrale (il s’agit du « Code de la Monnaie et du Crédit ») en commençant par ouvrir un débat public sur le sujet.
[1] Blanc, J. (2014). « Argentina o dolarización », ou quand la monnaie revient à la souveraineté, Bibliothèque de l'économiste, 409-442.
[2] Ponsot J.F. (2019) « Économie politique de la dollarisation », Mondes en développement, n° 188, pp.51-68.
[3] Mueller, M. J. (1994). “Dollarization in Lebanon”, International Monetary Fund.
[4] Rizkallah S. (2022) « L’indépendance de la BDL et les déterminants de la crise au Liban », Revue internationale des économistes de langue française 7.2.
[5] Kasparian R. (2020), « La crise des liquidités actuelle est aussi celle de la dollarisation de l’économie », L’Orient-Le Jour.
[6] World Bank (2022), “Time for equitable banking resolution”, Lebanon Economic Monitor, Fall 2022.
[7] Hausmann, R., & Powell, A. (1999). “Dollarization: issues of implementation”.