Le 27 décembre 2020, le Pr Richard Chemaly, Doyen de la Faculté de droit et des sciences politiques de 1985 à 2001, nous a quittés.
Nous reproduisons ci-dessous le mot prononcé par le Doyen Léna Gannagé le 31 décembre 2020 en hommage à celui qui dirigea pendant seize années la Faculté de droit.
C’est avec beaucoup d’émotion que je prends la parole aujourd’hui au nom de la Faculté de droit de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, la Faculté de Richard Chémaly, pour essayer de lui dire en quelques mots ce que nous ne lui dirons jamais assez, pour lui dire notre immense gratitude, pour lui dire tout simplement merci.
Depuis lundi dernier, une tristesse profonde, unanime, s‘est abattue sur la Faculté et, avec elle, le sentiment d’une faculté orpheline. Le sentiment qu’avec son départ, c’est l’une des plus belles pages de la Faculté qui se tourne, et que l’un des piliers de l’institution, celui qui porta l’édifice à bout de bras pendant seize ans, un pilier central vient de tomber.
Depuis la cessation de ses fonctions de doyen, puis de professeur, il était resté pour nous tous, nous qui lui devons tant, une référence incontournable ; le recours de la Faculté, « Notre » Faculté comme il aimait à l’appeler. Fondamentalement ce que Richard Chémaly inspirait, le premier mot peut-être auquel nous l’associons volontiers, c’était la confiance. Une confiance totale, une confiance inconditionnelle qui permettait de tout lui livrer. Cette confiance n’avait rien d’artificiel ou de surfait. Elle se justifiait par l’étendue de sa science, de son savoir, de son talent. Mais elle était surtout portée par sa rigueur morale, par l’intransigeance de son intégrité ; et c’est sans doute cela qui faisait toute sa singularité : cette symbiose étroite des qualités scientifiques et éthiques qui lui avait valu d’être une autorité, au sens noble du terme, en ce sens qu’il avait, de l’avis de tous, une stature intellectuelle et morale qui forçait le respect.
Son autorité scientifique, il la devait à un esprit lumineux. Elève des pères jésuites puis lauréat de la Faculté de droit de l’Université Saint-Joseph, il avait poursuivi des études très brillantes en France. Il y avait côtoyé les plus grands, été l’assistant de Jean Carbonnier et d’Henri Batiffol sous la direction duquel il prépara sa thèse de doctorat. Il parlait souvent de cette période de sa vie avec parfois une certaine nostalgie. Tout aurait pu le destiner à une carrière universitaire en France, car il y était extrêmement apprécié et respecté. Il choisit le Liban et poursuivit parallèlement une carrière d’avocat et d’universitaire à la Faculté de droit de l’Université Saint-Joseph, comme chargé d’enseignement d’abord, puis comme professeur dès 1981.
Au barreau comme à l’université, il aura ébloui, jusqu’aux derniers instants, confrères et collègues par ses merveilleuses qualités de juriste. Il y avait chez lui tout à la fois la vigueur et la rigueur du raisonnement, la minutie et le caractère implacable de la démonstration, la fluidité de la phrase, la sobriété du verbe, le refus des effets de manche et des formules creuses, l’immensité de la culture juridique. Le lire était un plaisir car d’une certaine manière, il donnait à lire du beau droit. Prendre son avis juridique sur un point donné prodiguait un apaisement définitif. L’avis de Richard Chémaly ne se discutait pas, non parce qu’il ne souffrait pas la discussion, mais parce que l’on savait qu’il était émis en parfaite connaissance de cause, après maintes vérifications.
Ce talent là, qui aurait pu le faire basculer définitivement du coté du barreau ou de l’arbitrage, vers des activités infiniment plus lucratives que celles de l’enseignement, Richard Chémaly le mit à partir de 1985 au service exclusif de l’université lorsqu’il fut appelé au poste de doyen de la Faculté de droit.
Pendant seize années, au temps des années sombres, il a porté la Faculté à bout de bras, dans des conditions extrêmement difficiles avec pour ambition de faire en sorte qu’elle demeure un lieu d’excellence. Pendant seize années, il aura vécu ses fonctions de doyen, à la manière d’un sacerdoce, avec une générosité et un don de soi qu’il est rare de rencontrer à l’université. Il était doyen tous les jours jusqu’à tard le soir, jusqu’à 21h passées à la Faculté, puis chez lui en soirée ; il était doyen les week-ends et les dimanches compris ; il était doyen des grandes et des petites choses ; rien ne lui échappait. Les archives de la Faculté de 1985 à 2001 sont remplies de ses lettres et de ses rapports impeccablement écrits, minutieusement rédigés. Il a surtout imprégné à l’administration un mode de travail qui a durablement façonné le fonctionnement de l’institution. Aujourd’hui encore, un certain nombre de circulaires, de lettres types continuent de servir de référence dans l’organisation de la Faculté. Ce sont ce que le secrétariat appelle les « Richariyet ». Elles se transmettent d’année en année et ont quasiment force de loi.
S’il fut ce grand doyen de la Faculté de droit, c’est aussi parce que dans l’exercice de ses fonctions, il savait dire non, à sa manière, à tout ce qui lui paraissait mettre en péril l’intérêt de la Faculté. Il y avait chez lui le respect de l’institution comme une valeur en soi, comme l’expression du bien commun, pour ce qu’elle représentait au Liban et dans la région. Et cela explique qu’il l’ait sanctuarisée en la mettant à l’abri de toutes les formes d’interventions ou d’interférences extérieures. ll était aidé en cela par une force incroyable de caractère et par cette intransigeance des purs qui était la sienne. Il lui était impossible d’évoluer dans les zones grises, d’arrondir les angles pour faire plaisir et surtout il n’avait que faire des réactions ou des critiques que ses décisions pouvaient susciter.
Il aimait à dire qu’il se laissait guider par un précepte inspiré du zoroastrisme : « Pense juste. Dis ce que tu penses. Fais ce que tu dis ». Il est certain qu’il mit son point d’honneur à dire scrupuleusement ce qu’il pensait. Que de personnalités du monde juridique ou politique tentant d’obtenir des faveurs pour tel ou tel étudiant se sont faits rabrouer sans ménagement. Ainsi de ce notable imprudent qui estimait son fils malmené par le jury des examens et qui, après avoir harcelé le doyen par téléphone, vint l’attendre sans rendez-vous devant son bureau pour se faire éconduire vertement : « Monsieur, vous avez le droit de perdre votre temps, mais vous n’avez pas le droit de me faire perdre le mien”.
Ce franc parler lui avait valu, comme il le disait lui-même, quelques inimitiés mais il lui suscitait en retour le respect de tous. Beaucoup savaient que derrière son intransigeance, il y avait un maître dans tous les sens du terme, très attentif à ses étudiants qu’il continuait de suivre bien après leur départ de la Faculté et aussi un doyen très proche de ses collaborateurs. Ceux qui ont eu la chance de l’avoir pour ami parleront de sa fidélité sans failles, de sa capacité d’écoute hors du commun, de son humour et aussi de l’humaniste épris de littérature, de musique et de cinéma qui, à la fin de sa vie, n’hésitait pas à dire que le droit ne l’intéressait plus.
Au fond, Richard Chémaly était un homme libre qui ne courait ni l’argent, ni les honneurs, ni le pouvoir. Et cela explique sans doute la grande émotion qui entoure son départ, ce sentiment que dans l’atmosphère de déliquescence générale qui frappe le Liban, les valeurs qui étaient les siennes sont de plus en plus marginales. Le sentiment qu’avec Richard Chémaly nous disons adieu d’une certaine manière au dernier des justes.
Au nom de la Faculté de droit, au nom de vos collègues, au nom de l’administration, au nom des centaines et des centaines d’étudiants que vous avez formés : merci Monsieur le Doyen. Nul ne dira jamais assez ce que vous doit la Faculté. Puisse votre souvenir guider longtemps nos pas et, de là où elle est, puisse votre belle figure veiller encore, veiller toujours, sur la Faculté de droit de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
Léna Gannagé.
Doyen de la Faculté de droit de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth
Le 31 décembre 2020.