L’enfant s’accrocha de plus belle à la jambe de son père. Ses gros yeux marrons – typiques des habitants du pays – dardaient entre le visage masculin inexpressif au-dessus de lui et les flammes qui engloutissaient la maison – seul foyer qu’il connut durant ses six années d’existence.
Le plafond, duquel s’élevaient des langues orange-doré léchant le ciel noir d’une lueur inhabituelle et bien différente de la lumière réconfortante des étoiles, s’effondrait lentement en amas de pierres chaotiques. Azad regarda le balcon de sa chambre, par lequel il observait chaque jour la campagne verdoyante, les arbres dansant de joie et le soleil ruisselant d’or chuter sous le poids des murs qui perdaient leur balance et se bousculaient les uns les autres avant de heurter le sol. Il écouta les fenêtres exploser violemment sous la pression des flammes – ces fenêtres que sa mère avait l’habitude de toujours ouvrir chaque matin après l’avoir réveillé par un baiser sur le front et un sourire sur les lèvres.
Il ne comprenait pas. Il ne comprenait rien. Encore ce matin, tout allait bien. Enfin, pas vraiment. Ça faisait déjà quelques semaines que son père partait tôt et rentrait tard. La plupart du temps, il franchissait la porte avec le visage brouillé de poussière et de cendres, et les yeux pleins d’émotions qu’Azad n’arrivait pas à déchiffrer. Après tout, Azad est un enfant, et les enfants ne peuvent pas tout comprendre – ou c’est ce que les adultes disent. Ça faisait déjà quelques semaines que sa mère n’ouvrait plus les fenêtres quand elle venait le réveiller : elle se plaçait devant les vitres, les bras croisés, et attendait anxieusement. Dans son reflet, Azad ne voyait plus un sourire, mais des lèvres tremblantes et un regard frénétique qu’il n’arrivait pas à déchiffrer. Après tout, Azad est un enfant, et les enfants ne peuvent pas tout comprendre – ou c’est ce que les adultes disent.
Cependant, de son balcon, il observait toujours la campagne verdoyante, les arbres dansant de joie et le soleil ruisselant d’or, et tout allait bien.
Mais en ce moment même, toute son existence s’effondrait devant lui. Azad n’avait vécu que six ans, mais ces six années d’existence étaient plus que suffisantes pour que l’enfant comprenne les envies de son cœur. Et ce que son cœur désirait plus que tout, c’était non pas la maison, non pas la campagne, les arbres et le soleil, mais qu’Azad reste Azad. Ce qui brûlait devant lui, c’était lui-même. Son esprit, son identité, son essence. Un enfant avait compris ce que beaucoup de personnes plus âgées avaient du mal à digérer.
Azad se lança vers le cadavre de débris et de cendres. Il courut avec toute la force qu’il avait. A quelques mètres des flammes, la chaleur l’engouffra, et sa vision fut gênée par une lumière différente de la lueur malicieuse du feu. Une femme entourée d’une aura blanche se dressait au milieu du foyer incendié. Il put à peine discerner les mots mourants sur ses lèvres : « Je suis désolée de t’avoir trahi ».
Brusquement, il sentit deux bras forts s’emparer de lui et le retourner sur place. Son père lui secoua les épaules violemment tout en lui hurlant à la face: « Mais tu es dingue ou quoi ?! Tu es dingue ? Tu es fou ? Qu’est-ce qui t’a pris ? ». En réponse, Azad lui cracha à la face: « Fais quelque chose ! Pourquoi ne fais-tu rien ? Appelle les pompiers papa ! Appelle les pompiers ». « Nous ne pouvons rien faire, tu comprends ? ». Il le secouait encore plus à présent. « Bien sûr que non. Mais un jour tu comprendras. Un jour, mon fils, tu comprendras. »
.
.
.
30 ans plus tard :
Azad observait son reflet dans le miroir. Aujourd’hui était finalement le jour tant attendu. Ce petit arbrisseau dont le tronc avait été arraché a pourtant grandi, car ses racines, elles, demeuraient solides et fixées dans le sol. Maintenant, il comprenait.
Oui. La dignité vaut plus que tout. Et Azad n’a jamais cessé d’être Azad. Tant qu’il n’oubliait pas son histoire, son origine, son essence, et que la campagne verdoyante, les arbres dansant de joie et le soleil ruisselant d’or vivaient dans ses pensées, rien n’était perdu.
« M. le Premier ministre ». Une voix coupa le fil de ses réflexions. « Il est temps ». Azad hocha la tête. Et c’est ainsi qu’il embarqua dans la voiture pour emprunter le chemin qui le mènerait vers le lieu que son cœur n’a jamais cessé de désirer : Artsakh.
Arrivé sur place, Azad se sentit immédiatement chez lui. La campagne verdoyait, les arbres dansaient de joie et le soleil ruisselait d’or. Son âme en symbiose avec la nature autour de lui vibrait de gratitude et d’espoir : c’était fait. Ce qui appartenait à son peuple et lui leur était finalement rendu.
Il sentit une main se placer sur son épaule. Un mouvement doux, qui faisait contraste aux secouements qu’il avait jadis subis au même endroit. Il se retourna lentement, ne sachant pas à quoi s’attendre. Après tout, il avait demandé à ses gardes du corps de le laisser seul un moment. Ses yeux tombèrent sur la même femme qui se tenait devant lui il y a trente ans, au milieu des cendres et du feu. Elle était jeune, belle, rayonnante et son visage blanc n’était pas souillé de larmes et de noirceur comme la première fois. « Qui êtes-vous ? » lui demanda le jeune homme, stupéfait et perplexe, mais tout de même enjoué de cette rencontre surprenante.
« Je m’appelle Umanita », lui dit-elle en souriant, « Et cette fois, je ne t’ai pas trahi ».