Le vice qui naquit au milieu des bois

Tala WAKED
Mercredi 18 novembre 2020
Organisateurs

Elle se dirigea vers le cabinet répugnant et odieux situé au beau milieu des bois. Typique, se dit-elle. Les maisons des sorcières sont toujours perdues quelque part d'obscur, de désertique, de fantomatique. Quel cliché, vraiment. Normalement, cette atmosphère infernale lui aurait glacé l'esprit. Cette fois, cependant, son cœur mû par la jalousie lui dicta de continuer. Elle avança vers la porte d'un pas pressé, comme celui des enfants qui se dépêchent au pied du sapin le matin de Noel, ou d'un soldat à l'aéroport hâté de franchir les quelques pas restants le séparant de sa famille. Quelque peu comique, dirais-je, pour une personne s'apprêtant à entrer dans un gouffre de malveillance. Elle ouvrit la porte lentement, doucement, comme savourant ce moment de schisme entre son passé misérable et son futur de star. Son regard tomba sur la vieille dame au nez grossier et au chapeau noir et pointu. Typique, encore une fois, se dit-elle. 

Elle en aurait même ri si la sorcière ne s'était pas brusquement retournée pour lui annoncer :

"Je sais exactement ce qui t'amène. Tu souffres de cette maladie de vouloir être aimée. Tu recherches l'attention, l'affection humaine, et ton cœur noirci par la défaite implore d'être reconnu. Tu souhaites être enviée de tous. Le plus médiocre des vœux humains."

La jeune fille hocha la tête. Les propos sordides et venimeux de la vieille mocheté étaient vrais et précis.

"Pour réaliser ton souhait, tu devras me vendre ton âme. Pour être dans les bonnes grâces de tous, ton identité sera dissoute et, petit à petit, tu ne seras plus toi. Celui applaudi par la foule entière n'est jamais Homme. Il n'est qu'une ombre errante qui dépend des lumières externes pour exister."

La jeune femme s'en moquait totalement. On n'existe que dans les yeux des autres. Un roi ne commande pas sans son peuple. Une vedette n'est pas célèbre sans son audience. Et elle-même n'est pas humaine sans être vue de tous. 

La sorcière balança quelques ingrédients dans son chaudron magique. Typique, se répéta la jeune fille. Quelques moments plus tard, elle annonça simplement : "C'est fait".

La jeune se tira calmement, n'osant pas défier la magicienne diabolique. Pourtant, elle n'était pas convaincue : aucun changement apparent en elle n'avait eu lieu.

Les jours passèrent. Les saisons basculèrent les unes après les autres - oui je sais, la scène est typique, comme toute la vie d'ailleurs. Avec le temps, elle se rendit compte qu'elle n'était capable que de dire des gentillesses, des mots sucrés et de cracher du miel. Et effectivement, tous les gens l'aimèrent. Elle était tellement admirée qu'on la désigna même ambassadrice du village. 

Cependant, à chaque fois qu'une phrase non plaisante menaçait de quitter sa bouche, sa langue se nouait sous l'effet du sort de la sorcière. Eventuellement, elle arrêta d'essayer, et rongée par ses pensées qui ne pouvaient être exprimées à l'air libre, elle vieillit rapidement et mourut à trente ans. 

Pourquoi ? Car l'on ne vit vraiment qu'à travers des transports à éprouver, des pensées à exclamer et des causes à défendre. L'on ne vit vraiment que si l'on est haï pour être nous-même. Je dis donc je suis. L'essence de chacun est unique. Pour être aimé de tous, il faut devenir un rien. 

Pour la jeune-vieille qui disait des sottises qu'elle ne pensait pas et taisait des avis qu'elle pensait, on qualifia son cas d’« illa simulatione », le pire des vices. Allez chercher ce que ça veut dire, car la curiosité, quant à elle, ne tue pas.