C'était l'été 1990. Nous sortions à peine de la guerre. Les poches étaient vides.
Je suis le cadet de quatre enfants. Les trois aînés faisaient déjà leurs études à l'USJ et c'était à mon tour d'intégrer la Faculté de médecine. L'inflation monstre de 1984 nous avait mis à terre. Mais dans cette famille de la classe moyenne habitant le Keserwan, il y avait beaucoup d'amour et de courage. Mes parents, ces héros ordinaires, arrivaient difficilement à joindre les deux bouts en jonglant chacun avec trois emplois différents. Je sentais qu'on arrivait à peine à couvrir les dépenses du quotidien. Une nouvelle inscription à l'université aurait été le coup de grâce. Evidemment, ils ne l'auraient jamais dit. En famille, nous nous parlons avec le cœur plutôt qu’avec la langue ; mais j'avais compris....
J'étudie comme un malade, je réussis le concours. Le jour même, je me rends au rectorat de l'Université, alors installé temporairement à Accaoui. Evidemment, sans concertation avec mes parents. Je frappe à la porte de Mme Carmel Wakim, directrice du service social, puis celle du recteur, R.P. Jean Ducruet s.j., pour leur exposer ma situation. Mes parents ne peuvent pas payer mes frais de scolarité, même pas une petite partie. Je repars avec une bourse en poche, mais aussi la bienveillance du R.P. Ducruet et le sourire angélique de Mme Wakim qui m'ont accompagné jusqu'aux derniers jours de mes études médicales. Je n'ai pratiquement rien payé pendant 7 ans, si ce n'est, en sixième année, 30% des frais de scolarité, parce que j'avais perdu trois ou quatre places au classement de ma promotion. Mme Wakim voulait me donner une bonne leçon. Elle fut apprise. Je ne serais jamais devenu médecin sans cette petite histoire, sans le R.P. Ducruet sans Mme Wakim, sans l'USJ, qui est pour moi comme une seconde maison.
De retour au Liban, après avoir effectué ma spécialisation en France et au Canada, j'ai eu l'honneur de diriger le bureau des affaires étudiantes de la Faculté de médecine, puis le programme de Licence pendant presque 10 ans. J'ai essayé d'accompagner les étudiants du mieux que j'ai pu, quand ils étaient confrontés à toute sorte de problèmes, parfois financiers. Sereinement, je les redirigeais alors vers le service social. Pas une seule fois je n'ai vu un étudiant abandonner ses études parce qu'il ne pouvait pas payer sa scolarité.
L’USJ m'a donné une éducation. L'USJ m'a offert une mobilité sociale dans un pays où l'avenir peut être tout tracé par le patrimoine et les privilèges familiaux. Même chose pour mes deux sœurs et pour mon frère. Même chose pour des milliers d'étudiants. Sans jamais remettre en question son exigence ou son aspiration à l'excellence, l’Université Saint-Joseph a toujours soigneusement calculé le montant de ses frais de scolarité, afin d'accueillir des étudiants issus d'horizons divers et de toute classe sociale confondue.
Mes chers étudiants, mes chers amis, notre fierté…
J'ai commencé à écrire ce texte avant d'apprendre que l'administration avait choisi de revenir sur sa décision et d'annuler son nouveau mode de paiement des frais de scolarité. C'est un revirement que je salue. L'Université a entendu ses étudiants et a opté pour le dialogue. Cela ne m'empêche pas de dire que je trouvais leur nouveau système raisonnable. Mon opinion sera impopulaire, mais je comprends qu'une institution privée libanaise soit contrainte de prendre des décisions difficiles pour s'adapter à la situation économique actuelle, afin d'absorber le choc et survivre.
Je comprends les craintes des étudiants. Nous avons tous peur de ne pas pouvoir subvenir à nos besoins. Mais le maître mot ici, c'est la solidarité. Nous devons nous entraider, administration, enseignants, employés, parents et étudiants afin de pouvoir continuer. La solidarité commence par le dialogue et par la compréhension mutuelle. Certains parents pourront payer facilement, d'autres non. Et comme moi, un certain été 1990, leurs enfants viendront frapper à la porte de l'USJ pour demander une aide à la scolarité.
Même si je ne peux pas prétendre parler au nom de l'USJ, de par mon expérience, mes douze années d'études et mes quinze ans de carrière professionnelle au sein de cette institution, je peux assurer que le cas de chaque élève en difficulté sera étudié avec bienveillance et équité.
Je suis fier de mes étudiants. Je suis fier de mon Université. Restons unis, pas de place aux querelles intestines. Et n'oublions surtout pas qui sont les véritables responsables, ceux qui nous ont mis et ont mis notre cher Liban, dans cette situation quasi-impossible. Ceux qui vont nous faire plonger en "enfer".
Dr Walid Abou Hamad (FM, 1997)
ORL – Hôtel Dieu de France