Entre horreur et humanité,
entre galère et solidarité,
entre victimes et rescapés,
entre criminalité et honnêteté,
entre corruption et gratuité,
entre mort et survie,
les victimes tant physiques, morales que matérielles de l’explosion criminelle du 4 août 2020 essayent tant bien que mal, plutôt mal que bien, de survivre à la loi impitoyable des séries.
Je protège ma tête instinctivement entre mes mains et j’entends un bruit de fin du monde, un bruit qui me semble interminable, j’ai si mal aux tympans que je pense que si je ne vais pas mourir je vais sûrement devenir sourde et puis le souffle, la fumée, les vitres qui ne finissent plus de se casser et des cris, des cris… Est-ce un cauchemar ? Pourvu que ce soit un cauchemar ! Non, c’est la triste, l’intenable, l’impensable réalité. Au Liban, il faut penser l’impensable, dans le sens péjoratif du terme malheureusement ! Et puis le spectacle désolant, effrayant, ahurissant d’un appartement qui n’est plus qu’un champ de ruine.
Je suis une rescapée ! J’habite à un kilomètre à vol d’oiseau de l’épicentre de l’explosion et, comme chaque personne qui se trouvait dans ces lieux, je peux dire que je l’ai échappé belle, que je me considère comme une miraculée ! Il y a tant de morts et de blessés que j’ai comme un sentiment étrange de honte d’être saine et sauve ! J’ai vécu 15 ans de guerre, j’ai survécu à une balle qui s’est logée à côté de mon cœur, sans parler des obus, vitres cassées en séries et j’en passe, mais ces dix secondes d’enfer dépassent en horreur TOUT ce que j’ai vécu et que chaque Libanais a vécu avant l’apocalypse du 4 août 2020.
Et en essayant de marcher sur les décombres de ce qu’est devenu mon appartement, me vient à l’esprit le célèbre poème de Kipling : « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir ». Ma première réaction est de lui dire : Non ! Non ! Non ! Trop c’est trop ! Veuillez m’excuser M. Kipling, vous n’avez sûrement pas vécu à Beyrouth ! Vous n’avez pas vu détruit une, deux, trois, dix fois, l’ouvrage de votre vie. Mais je ne veux pas perdre l’espérance qui est la raison de vivre de chaque être humain, je veux continuer à croire et à espérer en un avenir meilleur pour mon pays. Je veux rêver ! Et pour rêver il faut oser, j’ose donc reprendre, comme un refrain, les paroles édifiantes du Dr Sacy, pédiatre réanimateur, président de ASSAMEH Birth and Beyond : « Ils détruisent et je reconstruis. Ils volent et je mendie pour réparer leurs erreurs. Ils ne sont pas nés ceux qui m’empêcheront de rêver en un Liban meilleur ».
Nada Kfouri Khoury
Professeur associé
Coordinatrice de la Section de français du Centre des langues vivantes (CLV) de la Faculté de langues et de traduction (FdLT)