Par Fady Noun, in L'Orient - Le Jour, jeudi 6 mai 2020.
Psychologue clinicienne, Myrna Gannagé passe des heures à écouter des appels de personnes souffrant de troubles du sommeil, de moments de panique et de symptômes de stress aigu, mais aussi d’obsessions financières.
« Aide-moi à mieux dormir, débarrasse-moi des cauchemars, donne-moi un truc pour pouvoir me concentrer. Je suis complètement démotivée… » Jennifer (18 ans) se confie.(*)
Sollicitée par le recteur de l’Université Saint-Joseph pour fonder une cellule d’écoute et de conseil à l’intention de la communauté universitaire, voici un échantillon des appels que la psychologue clinicienne Myrna Gannagé passe en ce moment des heures à écouter.
Troubles du sommeil, moments de panique, symptômes physiques inquiétants, manque de concentration, symptômes de stress aigu, mais aussi obsessions financières sont en effet des désordres qui marquent et accompagnent pour pratiquement tout le monde la pandémie actuelle de coronavirus, constate Myrna Gannagé. Cette femme, docteure en psychologie clinique et chef du département de psychologie de l’Université Saint-Joseph (USJ), reçoit depuis quelques semaines entre six et sept coups de fil par jour, pour un temps d’échange individuel moyen de 45 minutes.
« Nous vivons en ce moment une crise complexe dont nous ne connaissons pas les enjeux et les voies de dépassement, explique-t-elle. Au début, nous avons pensé à un secrétariat qui recevrait des appels, auxquels nous répondrions en différé. Mais nous avons rapidement constaté que la majorité de ceux qui appelaient voulaient s’exprimer sans délai sur ce qui les perturbe en ce moment. Ce caractère d’urgence généralisé est typique de ce qui se passe. C’est par exemple le cas quand un étudiant appelle pour dire qu’il n’arrête pas de se disputer avec ses parents et qu’il ne supporte plus le confinement. »
Naturellement, Myrna Gannagé ne prend pas sur elle-même tous les appels reçus, qui demeurent en général anonymes. En fonction de leur nature et de l’intensité du trouble qu’elle constate, elle oriente ses jeunes interlocuteurs soit vers le service social, pour les difficultés financières, soit vers le service d’aide psychologique (SAP) permanent de l’université. Ce service offre un espace d’écoute et d’accueil qui permet aux jeunes adultes de gérer leurs angoisses à travers un accompagnement psychologique.
« S’il s’agit d’un trouble léger, reprend-elle, et qu’ils refusent d’être orientés vers le SAP, je les aide à réfléchir à la manière dont ils peuvent s’adapter à la situation inédite. »
La responsabilité du thérapeute
« Peu a été écrit sur la responsabilité du thérapeute, relève Myrna Gannagé. L’écoute et le soutien des personnes confinées interrogent la question de sa responsabilité de façon très aiguë. La responsabilité ne va pas sans interrogation et sans inquiétude. Le thérapeute doit en permanence remettre en question son savoir. Il n’existe pas dans la pratique de cheminement logique, de méthode exclusive. »
Ceux qui appellent cette permanence téléphonique d’assistance psychologique (numéro d’appel d’urgence) ont, pour la plupart, entre 18 et 25 ans, et beaucoup d’entre eux se demandent dès aujourd’hui comment ils vont payer leurs études l’année prochaine. Il s’agit souvent d’étudiants dont le père a perdu récemment son emploi, sachant que le taux de chômage est monté en flèche ces derniers mois.
« Je vais très mal depuis 3 jours. Ma mère est très anxieuse, elle a peur pour nous tous. Mon père vient d’être licencié… Peux-tu me débrouiller une bourse pour l’année prochaine ? » confie Marlène (20 ans).
« En effet, constate la psychologue, les jeunes sont confrontés aussi bien à une grande angoisse qu’à d’importantes difficultés matérielles. La pratique thérapeutique n’est pas hors histoire, et dans ce cas, pouvoir distinguer le vécu du patient de sa résonance en nous n’est pas une entreprise simple. »
« Quel que soit le cas, résume Myrna Gannagé, l’utilité du numéro d’appel d’urgence est grande. Il est très important de maintenir le lien personnel et social entre les membres de la communauté universitaire en ces temps de suspension des cours et de distanciation physique. »
« Les plus vulnérables, ajoute-telle, sont les jeunes déjà traumatisés et dont les blessures sont ainsi rouvertes par les nouvelles difficultés. C’est le cas notamment d’étudiantes et d’étudiants fragilisés par des problèmes familiaux. La nouvelle situation les rend plus anxieux. Mais ils devront un jour ou l’autre apprendre à résister et à surmonter leur fragilité, en découvrant avec le thérapeute les ressources créatives que libèrent les crises de cette ampleur. »
Aider les enfants
« Certains membres de la communauté universitaire ont sollicité la cellule d’écoute et de conseil, pour savoir comment aider leurs enfants à rester calmes en les engageant dans des activités et en leur donnant l’occasion de poser des questions et de s’exprimer, enchaîne Mme Gannagé. On peut, par exemple, profiter de cette situation pour aider les enfants à intégrer certaines valeurs altruistes : prendre soin d’autrui, se préoccuper des personnes âgées dans leur entourage, penser à la communauté soignante, écrire des mots de remerciement aux infirmières et aux médecins, qui leur seraient remis ultérieurement. »
« Mais dans tous les cas, pour être en bonne santé mentale, conseille le chef du département de psychologie de l’USJ, il est nécessaire de maintenir un contact avec les autres, d’établir pour soi une routine quotidienne et de se protéger à tout prix de la surinformation. Le flot de nouvelles que l’on reçoit peut devenir très anxiogène. Certes, il y a au bout de nos épreuves une certitude : celle de savoir que nous sommes dans une situation temporaire. Mais il reste que l’épreuve peut devenir intenable parce qu’on ne sait pas quand et comment elle va finir. »
« Être clinicien dans un monde qui s’effondre, un monde qui espère et se réorganise, représente un défi, conclut Myrna Gannagé. Supporter les doutes, les incertitudes, travailler sans garanties, c’est à cela que s’engage tout thérapeute aujourd’hui. Sa pratique le condamne à requestionner sans cesse sa théorie, son histoire, sa pensée. Il doit pouvoir garder intacts sa curiosité pour le monde, son intérêt pour l’autre. Chaque patient, de par sa singularité, lui fait le cadeau d’un nouveau voyage. »
(*) Les noms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.