Par Fady Noun, in L'Orient - Le Jour, mardi 19 novembre 2019.
À la veille de la commémoration du centenaire du Grand Liban (1920), le 1er septembre prochain, et pour mieux faire connaître ce moment fondateur, les Presses de l’Université Saint-Joseph (PUSJ) publient La Mission jésuite de Ghazir (1843-1965), le retour de la Compagnie de Jésus au Liban, une monographie signée Khalil Karam, ambassadeur du Liban auprès de l’Unesco (2013-2017), et Charbel Matta, professeur à l’École des beaux-arts de Bordeaux. Faut-il y voir un hasard ? La publication de ce livre coïncide avec un soulèvement populaire et une révolution éthique dont l’un des aspects les plus frappants est l’émergence d’un Liban où la citoyenneté prime sur la confession. Une société qui correspond au vœu du patriarche Hoayek qui, interrogé un jour sur son appartenance communautaire, avait répondu : « Ma communauté, c’est le Liban. » Demandée à l’origine par le pape, la mission jésuite de Ghazir a duré de 1843 à 1965, date du transfert à l’Église maronite de ce qui en constituait le fleuron, son séminaire de formation au sacerdoce. Cette mission avait été précédée de plusieurs autres missions orientales : à Alep (1625), Damas (1643), Saïda (1644), Tripoli (1646) et Antoura (1656). Mais c’est incontestablement la mission de Ghazir qui, pour le Liban, jouera le rôle le plus important.
Éducation et formation sacerdotale
Étalée sur 122 ans, cette mission revêtira une dimension aussi bien religieuse que nationale, les prêtres jésuites qui l’animaient se dévouant en même temps à l’éducation et à la formation des prêtres. La formation du clergé ayant pris fin avec la prise en charge par ellemême de l’Église maronite à partir de 1965, resta la mission d’éducation des jésuites, qui se traduisit par le développement de l’Université Saint-Joseph et du Collège Notre-Dame de Jamhour, splendides branches d’un arbre dont la graine fut plantée à Ghazir. Khalil Karam aime rappeler que l’une des plus illustres personnalités formées au séminaire de Ghazir fut le patriarche Élias Hoayek luimême, père fondateur du Grand Liban, qui y passa une année, avant de poursuivre ses études à Rome. Sans la formation reçue à Ghazir, le patriarche Hoayek n’aurait peut-être pas joué ce rôle historique qui fut le sien au moment de la signature du traité de Versailles, pense l’ancien vice-recteur de l’USJ. « Central à la monographie » est un journal, encore appelé « diaire », tenu quotidiennement par les responsables successifs de la mission. Ce document offre en particulier, sous forme de résumés, réflexions, notes et remarques, d’exceptionnels témoignages de la période historique s’étendant de 1843 aux années de la grande famine qui commence en 1915. Grâce à lui, les jésuites de Ghazir se présentent à nous comme d’authentiques et sincères témoins de leur temps.
Le Liban terre de mission
Bien entendu, la mission de Ghazir n’est qu’un fragment de l’épopée jésuite. Pourtant, le Mont-Liban au XIXe siècle, tout peuplé de chrétiens qu’il fût, restait aussi sous bien des aspects « terre de mission ». Au demeurant, le territoire de cette mission était bien plus vaste et s’étendait de l’Arménie à la Palestine ; Ghazir, alors chef-lieu du Kesrouan, n’en était qu’une infime partie, une petite ville de 6 000 âmes s’étageant sur le flanc d’une montagne dominant la magnifique baie de Jounieh. Pourtant, cette ville fut de première importance pour ce que deviendra le Liban, cœur battant de la présence chrétienne dans cette partie du monde et première démocratie du Moyen-Orient.
Grâce au diaire de Ghazir, nous pouvons suivre le cours de la vie quotidienne d’une ville du Mont-Liban au XIXe siècle, dans une province de l’Empire ottoman, la voir cultiver ses terrasses, souffrir de l’arbitraire de l’armée ottomane ou être aux prises avec ses propres contradictions. Nous pouvons aussi suivre les progrès de la mission éducative des jésuites ou marcher avec eux « par les chemins escarpés et rocheux du Mont-Liban », à la rencontre d’une Église dont les prêtres ne sont « ni savants ni très instruits », ou rencontrer des moines portant « un habit grossier fait de poils de chèvre, marchant pieds nus (…) se levant la nuit pour chanter des psaumes en syriaque, ne se nourrissant que de légumes et d’eau, couchant sur la dure paillasse et observant pendant le jour un continuel silence ». Les notes du diaire sur la famine ou l’invasion des sauterelles à partir de 1915, elles, sont tout à fait poignantes. Le 8 mai 1918, le diaire relève qu’en deux ans, il y a eu 1 000 morts de faim et de maladies (le typhus et le choléra) à Ghazir !
Le sanctuaire de Harissa
Côté bonheur, on relève par exemple que c’est aux jésuites qu’on doit l’idée de la fondation d’un sanctuaire et de l’installation d’une statue de la Vierge à Harissa, en souvenir de la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception (1854). Que c’est aussi à eux que l’on doit la congrégation des sœurs des SaintsCœurs de Jésus et de Marie, qui joua un rôle central dans l’accès à l’éducation de la femme libanaise. Indépendamment du texte, l’ouvrage est richement illustré de gravures et surtout de 300 photos d’époque absolument inédites tirées de la collection personnelle de cartes postales anciennes de Charbel Matta, ce qui en fait un très bel album. En noir et blanc, bien sûr. Une table ronde lui est consacrée à l’USJ (auditorium François Bassil) ce mercredi 20 novembre à 18h. Intervenants : le P. Salim Daccache, recteur, Bertrand Besancenot, ambassadeur de l’ordre de Malte au Liban, Carla Eddé, vice-rectrice aux relations internationales, Charbel Matta et Khalil Karam. L’ouvrage est en vente sur le site des Presses de l’USJ