Il appartient aux sciences, qu’elles relèvent de la science positive ou de la vaste famille des sciences humaines, de se poser non seulement la question de la compréhension d’un passé, d’un héritage de pratiques, mais aussi d’alimenter une interrogation sur le présent et sur la mise en place de pratiques futures.
Dans cet esprit pionnier doublement revendiqué par les sciences et par le concept même d’Anthropocène, M. Joao Ribeiro Mendes, professeur, chercheur et directeur du Centre d’éthique, de politique et de société à l’Université de Minho à Braga, au Portugal, a été l’invité du Département de philosophie de la Faculté des lettres et des sciences humaines (dans le cadre du programme JAMIES-Erasmus +). Il a exposé aux étudiants de philosophie et de géographie, sous la forme d’un séminaire tenu du 9 au 13 septembre 2019, les tenants et les aboutissants de l’Anthropocène et des débats qu’il suscite – qu’est-ce que l’Anthropocène, et pourquoi est-il important d’en parler aujourd’hui ?.
L’Anthropocène pose d’abord le problème de sa définition, qui se déploie avec instabilité dans un large rayon de disciplines. Malgré l’assurance dont ses partisans font preuve en avançant les preuves de la légitimité de l’Anthropocène, ce nouvel âge de la vie terrestre demeure une hypothèse, en particulier sur la scène scientifique. Il faut alors parvenir à distinguer et analyser les divers récits spéculatifs qui découlent de cette hypothèse, et qui nourrissent le débat à propos de l’Anthropocène. Enfin, M. Mendes a pris le parti de sélectionner parmi ces spéculations un autre concept, celui de technosphère, auquel il donne une place primordiale dans la conception philosophique et scientifique de l’Anthropocène, ce malgré les débats que peut susciter une telle position et que l’on a déjà vu surgir lors du séminaire dans le public étudiant.
Définir l’Anthropocène
Les sociétés occidentales ont aujourd’hui acquis la conscience collective d’un phénomène inédit, celui de la crise environnementale. Avec le concept d’Anthropocène, mot né chez les scientifiques Crutzen et Stoermer au début des années 2000, la crise est non seulement reconnue, mais elle est dépassée, sous l’affirmation suivante : nous ne sommes pas entrés dans un état transitoire de chaos et de désorientation qu’une certaine solution nous permettra de dépasser afin de recouvrer un état de stabilité – une crise – mais bien dans une ère nouvelle ; nous sommes au tournant d’une époque qui annonce un chapitre nouveau dans l’histoire du monde et met fin à l’Holocène, les 11 000 années précédentes.
Ce chapitre opère une rupture à l’échelle globale : il constate le surgissement d’un nouvel acteur géologique, l’homme, qui aurait désormais le pouvoir de provoquer des changements dans la structure de la Terre. Notre planète n’est plus considérée comme un environnement au sein duquel l’homme s’aménage une culture mais un système à l’évolution globale duquel il prend part – fin de la distinction philosophique entre nature et culture.
Document 1 : la « Grande Accélération » (Great Acceleration ) des années 1950 a été déterminée d’après l’observation d’une augmentation soudaine, accélérée et sans précédent dans l’évolution de divers phénomènes globaux. Elle appuie la thèse d’un nouvel âge de l’évolution de la Terre, l’Anthropocène. Source : Steffen et al, 2015, p. 84, 86.
Une hypothèse approfondie par les spéculations qui en découlent
Une fois la rupture acceptée, il faut savoir la consommer : l’Anthropocène suscite une variété de récits interprétatifs. Les plus populaires de ces récits deviennent des passerelles vers la recommandation de pratiques nouvelles pour assumer l’expérience inédite du monde qui s’offre à nous, nouveauté féconde pour la pensée humaine mais risquée pour la survie de l’humanité mise en péril par les changements globaux auxquels nous sensibilise l’écologie.
M. Mendes sélectionne deux récits à l’importance rendue cruciale par leur popularité : le récit naturaliste, et le récit éco-catastrophiste. Le récit naturaliste, ou scientifique, veut que l’Anthropocène soit le résultat d’un processus entamé lors de la première révolution industrielle, accéléré dans les années 1950, et entré aujourd’hui dans une troisième phase, celle de la Gestion Planétaire (Planetary Stewardship) où l’homme, appuyé sur la compétence du technoscientifique, doit repenser sa société pour parvenir à gérer la planète dans un système dont il se rend le maître. Ce récit encourt le risque de placer aveuglément l’avenir de milliards d’êtres humains dans une science technologique reconnue officiellement comme supérieure et par conséquent rendue intouchable, c’est-à-dire facile à détourner en instrument de domination.
Le récit éco-catastrophiste correspond au sensationnalisme alarmiste qui expose au grand jour les modifications environnementales causées par l’homme comme des pertes, des dégâts infligés à une Nature en voie de disparition dont la survie dépend de la réactivité de l’humanité. Plutôt que de chercher des solutions technologiques collectives à l’échelle planétaire, l’option populaire (et populiste ?) tend à interpeller l’individu et à pousser à l’abandon immédiat d’une série de pratiques de consommation dans un style apocalyptique. Là où la science positive se fait l’héritière optimiste de l’Anthropocène, le récit populaire constitue une issue pessimiste à l’hypothèse. On soulignera également le lourd enjeu moral de la survie des sociétés, et l’éventuelle perte de millions, voire de milliards d’êtres humains selon le plan d’action sélectionné. Cet enjeu pèse sur le choix d’engagement dans un certain récit.
Document 2 : au croisement des récits possibles, ce graphique développe la notion humaine de « risque » et désigne les solutions trouvées par l’homme. Il permet de mesurer l’urgence et l’importance de chaque problème, et expose les prochains champs d’exploration qui s’ouvrent à l’homme sous la forme de problèmes irrésolus, aux enjeux plus grands que jamais. La philosophie morale est appelée à supporter l’entrée dans l’Anthropocène en prenant la mesure de ces risques dans la mise en place de nouveaux rapports à l’environnement.
La question de la technosphère : un parti-pris sujet au débat
M. Mendes revient sur la notion de technosphère. Cette hypothèse soutient que la Terre, considérée comme un système, est composée de sous-systèmes interdépendants, appelés « sphères » : la biosphère, la géosphère, l’atmosphère, l’hydrosphère. À ces sous-systèmes se serait ajoutée depuis peu une nouvelle entité, la technosphère. La technosphère comprend à la fois les technologies développées par l’homme mais également tous les êtres et les objets dépendants au quotidien de cette technologie, à savoir les êtres humains et tous les animaux domestiqués, notamment en agriculture.
M. Mendes prend alors le parti d’affirmer que l’hypothèse de la technosphère comme sous- système et ainsi acteur primordial du développement du système planétaire est nécessaire à l’acceptation de l’ère de l’Anthropocène. La technosphère est-elle une condition a priori de l’Anthropocène ? Cette position est contestée par plusieurs étudiants, prêts à reconnaître la technologie comme acteur majeur de l’évolution vers l’Anthropocène mais réticents à lui attribuer un rôle aussi important que celui que lui confère M. Mendes.
Ainsi, l’Anthropocène est pour l’instant avant tout une question philosophique et scientifique à l’intersection d’une nouvelle ère humaine, question à l’importance hypothétique mais aux risques bien réels. Compte tenu de ces risques, il est essentiel de réfléchir aujourd’hui à cette bifurcation et à la nature des changements de pratiques qu’elle impose.
Leyane AJAKA - Étudiante au Département de philosophie