Grâce à la littérature, il n’est jamais trop tôt pour philosopher
Epicure commence sa célèbre Lettre à Ménécée en affirmant qu’il faut philosopher sans délai, quel que soit son âge, car il est urgent d’être heureux pour l’homme qui est seulement « d’aujourd’hui » et qui ne sera bientôt plus, pour toujours. Dans une conférence prononcée, le 23 mai, à la Faculté des lettres et des sciences humaines, Mme Edwige Chirouter (titulaire de la chaire UNESCO « Pratique de la philosophie avec les enfants »), et dans un souci bien plus politique qu’hédoniste, a soutenu, quant à elle, qu’il n’est jamais trop tôt pour philosopher et pour s’éveiller au statut de sujet pensant, réfractaire (par définition) à toute forme de dogmatisme. Son discours s’est articulé en quatre moments dont nous allons rendre compte d’une manière succincte.
L’étonnement et le dialogue socratique
D’abord, a déclaré la conférencière, si les rapports entre philosophie et enfance semblent problématiques, c’est parce qu’on enseigne cette discipline, jugée difficile, en classe de Terminale et à l’Université, « donc justement quand on n’est plus un enfant ». Et pourtant, a-t-elle rappelé, il y a chez l’enfant ce qui est à la source de la pensée philosophique : l’étonnement. En outre, a-t-elle précisé, la philosophie qu’il s’agit de pratiquer avec les enfants doit avoir pour modèle le dialogue socratique qui questionne en vue seulement de fonder en raison un point de vue. C’est pourquoi l’âge de l’interlocuteur ne peut être un obstacle insurmontable à la pratique de ce genre d’exercice.
Histoire de la philosophie avec les enfants
Puis, Mme Chirouter a retracé la brève histoire de la philosophie avec les enfants et a distingué ses courants actuels. C’est ainsi qu’elle a appris à l’auditoire que ce genre de philosophie a commencé, dans les années 70, aux Etats-Unis, avec Matthew Lipman, spécialiste de logique et d’épistémologie. Constatant les difficultés qu’avaient les étudiants à satisfaire aux exigences de sa discipline, cet enseignant a conjecturé que ses cours seraient plus accessibles si on était initié plus tôt à la philosophie. Il écrivit, alors, pour corroborer son hypothèse, des livres qui, traduits en français par les Québécois, vont introduire la pratique de la philosophie avec les enfants dans le monde francophone. Depuis lors, trois courants se sont constitués dont chacun vise un objectif particulier.
Le premier courant, qu’on peut désigner comme celui de l’ « éveil du sujet », a un enjeu existentiel et a été développé par le psychanalyste Jacques Lévine. Cet auteur montre que ce qui importe dans la pratique philosophique avec les enfants est la reconnaissance de leur statut de « petits hommes ». Pour lui, au lieu de réagir à la question métaphysique de l’enfant par l’évitement ou par le renvoi à une autorité qui se dérobera à son tour (la maîtresse, l’autre parent, etc.) ou par le report de la réponse à un avenir lointain (le fameux « tu comprendras quand tu seras grand »), il faut donner aux enfants un « espace et un temps » où ils seront au moins écoutés. Aussi, dans ce courant, les ateliers sont de courte durée (10 mn) et l’animateur y intervient rarement.
Le deuxième courant est celui de l’« éducation à la citoyenneté ». Ses promoteurs insistent beaucoup sur les compétences démocratiques que développent les ateliers de philosophie dans lesquels les adolescents, comme dans une « agora », sont amenés à remplir des « fonctions » (l’un sera président des séances, l’autre, journaliste, etc.).
Le troisième courant, qualifié de « philosophique » par la conférencière, a un enjeu didactique. Dans les ateliers, l’animateur est très présent à travers l’emploi de concepts, la référence à des auteurs et le recours à une médiation littéraire. A ce propos, Mme Chirouter a affirmé que la littérature de jeunesse a beaucoup évolué, ces cinquante dernières années, mettant, désormais, à la disposition des jeunes lecteurs de véritables œuvres. Ainsi, de nombreux auteurs de jeunesse usent d’un langage métaphorique et abordent « avec complexité des questions complexes » (comme la violence, la mort, l’amour…) sans aucun souci d’édification. C’est pourquoi, a assuré la conférencière qui se réclame elle-même de ce courant, le texte proposé aux enfants renfermera de l’implicite appelant l’interprétation et « c’est dans les plis de cette interprétation du texte » que la question de sa portée philosophique sera soulevée.
Littérature de jeunesse et représentation de l’enfant
Pour comprendre l’évolution de la littérature de jeunesse, Mme Chirouter va, dans le troisième moment de son discours, montrer comment celle-ci dépend de la représentation qu’on se fait de l’enfant. Quand on le conçoit, affirme-t-elle, comme « petite chose innocente et ignorante », à la manière rousseauiste, on ne peut lui offrir que des ouvrages mièvres, moralisateurs et dans lesquels l’on va « tenir à distance la tragédie de la condition humaine » (Qu’on pense à la série des Martine !). Mais, après le succès, dans les années 1960-1970, de livres comme La psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim ou des émissions radios de Françoise Dolto, une nouvelle représentation de l’enfant est diffusée dans le public : celle d’un être de désirs et d’angoisse, qui a besoin de grands récits. Est apparue, alors, la nouvelle littérature de jeunesse qui donne à penser. Quant à la question de savoir pourquoi la production de récits est consubstantielle à l’enfance et même à la condition humaine en général, Mme Chirouter va la traiter en se référant à la pensée de Paul Ricœur.
La littérature : médium privilégié dans l’approche précoce de la philosophie
Pour le philosophe français, explique Mme Chirouter, l’homme a, d’abord, besoin de récits pour se divertir au sens pascalien, c’est-à-dire qu’il a besoin de se réfugier dans l’imaginaire pour oublier sa mortalité. Mais la fonction principale de la littérature est herméneutique : elle nous permet, paradoxalement, en plongeant dans « le grand laboratoire de l’imaginaire », de penser la réalité, de donner sens à notre expérience du monde. Elle remplit ce rôle parce qu’elle aide le lecteur à vivre tous les possibles. Donc, avec les enfants, qui ont une expérience limitée de la vie, le récit introduit une complexité qui rend possible la problématisation, condition du philosopher. Cependant, aussi important que soit cet intérêt de la littérature pour l’exercice de la pensée, il n’est pas le seul. En effet, le texte littéraire a cet autre avantage qu’il met la question philosophique dans une « bonne distance » affective, entre l’intime (trop proche) et le concept (trop éloigné). L’évocation du personnage de Cyrano de Bergerac, par exemple, garantit la sérénité nécessaire au questionnement philosophique sur l’amour.
Un débat, animé par Mme Joumana El Hayek, a suivi l’exposé de Mme Chirouter. Plusieurs enseignants sont intervenus pour témoigner de leur propre expérience des ateliers philosophiques en milieu scolaire. Enfin, quelques étudiants de la Faculté des Lettres ont fait l’aveu public — signe indubitable du succès de cette rencontre — qu’après avoir écouté la conférencière, ils avaient découvert leur vocation.
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