Disparition - Pierre Gannagé, l’élégance juridique à son plus haut degré d’expression

De 1952 à 2012, 60 années durant, le grand professeur de droit se forgea une réputation de constance et de fidélité sans faille.
16 avril 2019
Campus des sciences sociales

Fady NOUN | L'Orient-Le Jour


De 1952 à 2012, 60 années durant, le grand professeur de droit se forgea une réputation de constance et de fidélité sans faille.

Professeur, premier doyen de la faculté de droit et des sciences politiques de l’USJ, membre du Conseil constitutionnel, membre de l’Institut de droit international, membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, docteur honoris causa de trois universités et enfin professeur honoraire à la faculté de droit de l’USJ, il était resté le même. Les titres n’avaient pas ébranlé Pierre Gannagé qui, en grand chrétien pratiquant, partisan d’un christianisme ouvert et engagé, nous a quittés hier pour une patrie plus stable.

Professeur fut la fonction à laquelle il fut le plus fidèle. De 1952 à 2012, 60 années durant, il se forgea une réputation de constance et de fidélité sans faille. En 2013, à la parution d’un recueil d’études sous le titre Au fil du temps (Presses de l’USJ), le doyen en exercice de la faculté de droit de l’USJ d’alors, le Pr Fayez Hage Chahine, qui avait suivi l’un de ses cours, lui avait rendu un hommage dans lequel sa famille, ses étudiants, ses amis et ses admirateurs le reconnaissent toujours.

Dans cet hommage, Fayez Hage Chahine écrivait qu’en Pierre Gannagé, les deux qualités de pédagogue et de savant s’étaient affirmées « indissociables ». Il maîtrisait, disait-il, « l’art de transmettre un message à ses étudiants. On sortait de son cours avec un plus sur le plan du style, de la méthode et du fond. (…) Avec lui on comprenait ce que signifie l’expression “Elagantia Juris”. Cette élégance est dépourvue de préciosité et constitue le bon instrument pour véhiculer le message. Après son cours, on sentait que notre vocabulaire s’était enrichi de mots qui étaient à leur place et de tournures de phrase qui rendaient plus intelligibles les textes de la loi, les solutions de la jurisprudence et les avis doctrinaux. Sa méthode se caractérisait par une rigueur qui lui est propre. La rigueur à la Gannagé : une rigueur douce – comparable à l’homéopathie en médecine – qui pénètre dans les esprits sans effraction. »

« Quant au fond, ajoute le Pr Hage Chahine, les solutions qu’il exposait aux étudiants étaient celles auxquelles on arrive par une boussole, celle de la mesure, de l’exactitude et du respect de la norme. »

Des thèmes nobles

Dans ses écrits, le grand professeur disparu avait travaillé sur des thèmes nobles, comme l’équité. C’était déjà son sujet de thèse. Il avait également réfléchi au rôle de la volonté et la liberté de conscience, examiné les sources du droit, la cohabitation entre le système laïc et le système communautaire, et la coordination des systèmes en droit international.

Le « temps » fut au cœur de son dernier ouvrage. Pour Pierre Gannagé, le temps signifiait progrès, constance et fidélité. Ces valeurs se retrouvent dans tous ses travaux : ses écrits, au Jurisclasseur et dans les grandes revues, ainsi que ses cours, en particulier le cours qu’il avait donné à l’Académie de droit international de La Haye.

En tout état de cause, sa haute compétence devait valoir à l’ancien doyen de la faculté de droit de l’USJ trois doctorats honoris causa. En 2016, le président de l’Université Lyon III Jean Moulin, Jacques Comby, lui remettait son titre avec ces mots : « En accordant le titre de docteur honoris causa à Pierre Gannagé, notre université souhaite honorer un éminent universitaire internationalement reconnu, un fidèle ami de Lyon, où il obtint jadis le titre de docteur en droit, et, surtout, un grand humaniste. Homme de mesure et de dialogue, Pierre Gannagé n’a eu de cesse d’explorer les voies de la coexistence entre systèmes juridiques confessionnels et systèmes juridiques laïcisés. Au-delà de la technique de droit, c’est au dialogue entre les cultures qu’il a consacré sa vie. Dans un monde où tensions, haine et refus de l’autre sont sans cesse ravivés, Pierre Gannagé, qui ne quitta jamais le Liban, même aux heures les plus sombres, nous apporte avec toute sa modestie un message de sagesse et d’humanité. » Pierre Gannagé avait déjà été honoré par l’Université de Paris II Panthéon-Assas et l’Université de Toulouse.

Le visage pluraliste de la société libanaise

Dans Au fil du temps, Pierre Gannagé mettait en lumière le visage pluraliste de la société libanaise, à travers les différentes branches du système juridique libanais. Il avait toutefois relevé que des législations émanant d’autorités différentes pouvaient entrer en conflit et avait cherché les voies d’une laïcisation qui permettrait de surmonter ce conflit. Cependant, le progrès dans ce domaine se heurtait encore à de sérieuses résistances. Il cherchait à les surmonter du côté du droit de la famille et du rôle important désormais dévolu à la volonté des parties pour la désignation du droit applicable. Il était en particulier un fervent défenseur du mariage civil facultatif qu’il percevait notamment comme le garant de la liberté de conscience. Il avait aussi, dans l’un de ses derniers articles, défendu le caractère laïc de l’État libanais et la nécessité de cette laïcité comme protectrice des communautés et, au-delà de celles-ci, des personnes privées.

Tel était Pierre Gannagé, tel était le défenseur infatigable de l’unité dans la diversité que le Liban a perdu, mais tel qu’il sera continué.