La séance inaugurale du Colloque sur « la liberté d'expression et ses juges : Nouveaux enjeux, Nouvelles perspectives », organisé par le Centre d’études des droits du monde arabe (CEDROMA) de la Faculté de droit et des sciences politiques de l’USJ, a eu lieu le 2 mars 2017.
À cette occasion, Pr Salim Daccache s.j., Recteur de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth a souligné que « la liberté d’expression et ses juges », n’est point un problème anodin car la question de la liberté et de la défense des libertés publiques et individuelles était et sera toujours au cœur des préoccupations fondamentales de notre Université ainsi que la formation de bons juges capables de discerner entre l’ivraie et la bonne graine.
« Cet espace de liberté d’expression, a-t-il poursuivi, commence par l’apprentissage de la réflexion qui est un acte libre de l’être humain et, en cela, réfléchir et apprendre à réfléchir deviennent les ennemis des slogans, des déclarations idéologiques passe-partout et des discours langue de bois : la réflexion exige un effort intellectuel, le slogan atteste une paresse mentale ; la réflexion vise la clarté, le slogan se plaît dans la confusion ; la réflexion, lorsqu’elle devient expression et opinion, demande du courage mais aussi du discernement entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste, les caricatures et la photo authentique. »
De son côté, Mme Léna Gannagé, doyen de la Faculté de droit et des sciences politiques, a indiqué qu’en choisissant de consacrer un colloque à la liberté d’expression, le CEDROMA manifeste une fois de plus son attachement à la défense des droits fondamentaux, auxquels il a déjà consacré plusieurs de ses travaux.
La liberté d’expression, c’est-à-dire le droit fondamental d’exprimer sa pensée et ses opinions par la parole ou par la plume, ce droit d’écrire et de parler librement, n’est pas très répandu dans cette partie du monde et s’il survit à Beyrouth, et encore, dans les limites qui seront évoquées tout à l‘heure, c’est au prix de combats difficiles, et souvent douloureux qui sont associés à l’histoire récente de ce pays, c’est aussi au prix d’une résistance importante de la société civile pour préserver ce qui a toujours fait l’effet d’une sorte d’exception libanaise dans la région.
« Evoquer ici la liberté d’expression, à quelques kilomètres des totalitarismes laïcs ou religieux qui sévissent dans les pays voisins, permet de ne pas perdre de vue sa signification originaire, celle d’une liberté fondamentale particulièrement précieuse parce qu’elle commande l’effectivité de beaucoup d’autres : la liberté d’association et de manifestation, la liberté de réunion, la liberté de la presse. Une liberté qui, pour reprendre les termes de la Cour européenne des droits de l’homme, constitue « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique ». a-t-elle indiqué.
Et d’ajouter : « En se proposant de traiter des nouveaux enjeux attachés à la liberté d’expression et des nouvelles perspectives qui accompagnent son évolution, les journées de travail qui s’ouvrent aujourd’hui pourraient bien pourtant mettre à l’épreuve cette universalité. La présence d’intervenants étrangers représentant des traditions juridiques différentes, qui fait d’ailleurs tout l’intérêt de cette manifestation, invite à une approche comparative qui permettra sans doute de constater que la liberté d’expression se décline sous des formes assez différentes en fonction des systèmes juridiques. Nulle part évidemment cette liberté d’expression n’est absolue, elle est encadrée par le respect nécessaire des droits d’autrui et de l’ordre public. Mais la teneur de cet ordre public et l’étendue des droits d’autrui, voire la susceptibilité d’autrui, varient sensiblement en fonction des ordres juridiques, de leurs traditions et en définitive de leur culture. Ce qui est interdit ici, est autorisé ailleurs, ce qui se dit là est blasphématoire sous d’autres cieux. »
Par ailleurs, Mme Marie-Claude NAJM KOBEH, directeur du CEDROMA, a d’abord rappelé que le 14 février dernier – Saint Valentin houleuse – nous avons vécu en direct sur nos écrans l’encerclement à coup de jets de pierre, des locaux d’une chaîne de télévision locale accusée d’avoir évoqué dans une émission satirique la disparition d’un haut dignitaire religieux. Quelques jours auparavant, dans un registre certes moins brutal, le film égyptien Mawlana se voyait interdit– du moins sans mutilation préalable – de projection au Liban. « Dans notre région tourmentée, où penser revient parfois à taquiner le diable, les atteintes peuvent être autrement plus graves : intimidations, agressions et même purges physiques menacent sans ménagement les objecteurs de pensée, qu’ils soient journalistes, éditeurs, écrivains, opposants ou humoristes »
« C’est dire que, ici et ailleurs, cette liberté est au cœur des enjeux et débats qui agitent nos sociétés contemporaines : caricatures de Mahomet, mesures d’interdiction du « burkini », répression des critiques ou satires de responsables politiques ou religieux, lois mémorielles, lois incriminant le négationnisme, interdisant certaines apologies ou sanctionnant la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, ou encore lois sur le renseignement, l’état d’urgence et autres régimes d’exception. La restriction de la liberté d’expression n’est plus, au demeurant, le seul fait du pouvoir étatique. Elle s’est ouvertement privatisée. Associations et lobbies de tous genres exercent une censure vertueuse au nom de l’intérêt général. D’où, par voie de conséquence, l’autocensure exercée par les chaînes de télévision et surtout par les géants du Web. Au point de toucher la fiction elle-même : certains se demandent ainsi, de manière anecdotique, si l’on oserait, aujourd’hui, créer un héros qui fume ou filmer Rabbi Jacob…? C’est ainsi l’intuition d’une dynamique quelque peu paradoxale qui a motivé l’organisation de ce colloque : celle du constat, à la fois, d’une extension prodigieuse de la liberté d’expression à l’ère du numérique, et d’un reflux inquiétant de cette même liberté, nous amenant à en questionner les ambigüités et, au-delà, à nous interroger sur l’existence d’une crise contemporaine de la liberté d’expression, et plus généralement des libertés et droits fondamentaux. De fait, si elle est le plus souvent mise en danger, la liberté d’expression peut, à son tour, être perçue comme potentiellement dangereuse. Dangereuse pour les autres libertés et droits individuels, pour la paix sociale, pour la démocratie elle-même. Quelle attitude adopter, par exemple, face aux discours de haine qui se propagent jusque dans les hautes sphères politiques ? « a-t-elle poursuivi.
Et de conclure : « Ces débats d’une actualité brûlante ne sont pas nouveaux, mais ils sont aujourd’hui renouvelés à la faveur de « la troisième révolution industrielle », celle du numérique et de la mondialisation. Par l’ampleur de la diffusion des opinions, par la vitesse de leur propagation, Internet bouleverse en effet la donne, broie les frontières entre l’espace public et l’espace privé, neutralise les contrôles traditionnels. Des individus, des groupes militants libèrent la parole ou s’improvisent journalistes sur la toile. Comment adapter le cadre normatif à ce paysage inédit ? Comment le juge, surtout, assure-t-il l’exercice effectif de la liberté d’expression et son articulation avec les autres droits et libertés ? Comment trace-t-il, au travers de ses décisions, les contours de l’ordre public ? »