Mal réveillés, en retard, la cinquantaine d'étudiants de Sciences Po de l'USJ ne croyaient pas ce samedi qu'ils allaient vivre une journée inoubliable. Leurs téléphones portables en main et un léger sac à dos sur les épaules, ils ont grimpé dans le bus les menant vers Laklouk où le général Chamel Roukoz leur avait donné rendez-vous. Ils avaient hâte de rencontrer celui qui a, selon eux, toutes les qualités du héros : force tranquille, courage, détermination, une sorte de chevalier des temps modernes sans peur ni reproches. Ils avaient même soigneusement préparé des questions à lui poser, avant bien sûr d'avoir consulté leurs professeurs.
Menés par la directrice de l'Institut de Sciences Po de l'USJ Carole Charabaty, qu'aucun effort physique n'effraie, ils ont dégringolé du bus pour se trouver enfin face à leur idole. Ils ont d'ailleurs immédiatement sorti leurs portables pour prendre des selfies avec lui. Mais avec le général, on ne plaisante pas avec les horaires. Et comme le bus avait une demi-heure de retard, il a immédiatement entamé le parcours de trois heures qu'il avait lui-même choisi (22 km par monts et par vaux, entrecoupés de champs broussailleux où sifflaient les serpents), et qu'il a quand même modifié après avoir mesuré le seuil de tolérance des jeunes. À l'aller, il a pris la tête du peloton et à la fin, il est arrivé en dernier pour s'assurer du bien-être de tous. De plus, tout au long du parcours qui a mené les étudiants jusqu'au sommet d'une cime à 2 150 mètres d'altitude, au-dessus de l'église de la Nativité à Laklouk avant de les planter devant le gouffre de Balaa, qu'ils ont descendu en tyrolienne (accrochés à un câble) ou au moyen d'un télésiège, il avait demandé à certains de ses hommes de surveiller les jeunes, pour aider ceux qui sont en difficulté et faire monter en voiture ceux qui étaient trop fatigués ou essoufflés, pour une partie du trajet. (Inutile de préciser que l'auteur de l'article a passé la plupart du temps en voiture...).
Mais en dépit de toutes les tentatives de certains jeunes, dont plusieurs étudiantes, de chercher à faire un bout de trajet en auto, Roukoz et ses compagnons étaient très sévères, obligeant les jeunes à aller au bout de leurs possibilités. Quant à ceux qui croyaient pouvoir bavarder avec le général pendant le parcours, ils ont dû vite renoncer à ce projet. D'abord parce qu'il avait toujours de l'avance et ensuite parce qu'ils étaient, eux, trop occupés à reprendre leur souffle et à se concentrer sur la nécessité d'avancer pour parvenir à formuler des questions.
Il faut d'ailleurs voir Chamel Roukoz en randonnée pour comprendre un peu mieux cet homme qui a marqué l'armée et a laissé l'image d'un officier d'exception. Il fonce droit devant lui, uniquement concentré sur son objectif, tous les sens en alerte. D'un seul coup d'œil, il évalue les risques et les possibilités, capable de changer de direction en un quart de seconde s'il perçoit un danger. Il sait économiser son souffle et ses efforts, faisant preuve d'une grande endurance et ne manifeste à aucun moment de la fatigue. De quoi impressionner encore plus les étudiants qui avaient cru qu'il s'agissait d'une excursion agréable et somme toute banale.
Au fur et à mesure qu'ils grimpaient dans cet environnement sauvage, ils ont compris que cette journée serait différente de ce qu'ils ont déjà vécu. Ils ont appris avec le général Roukoz le bonheur d'atteindre le sommet et la sérénité des hauteurs. Ils ont découvert les profondeurs humides des rochers, une nature différente, indomptable mais pas nécessairement hostile, car elle est vraie.
Parce que le corps humain reprend ses droits, il y a quand même eu une pause déjeuner sur une esplanade au milieu du gouffre de Balaa et c'est là que les questions ont fusé. Évitant d'entrer dans la politique politicienne, Roukoz a parlé de développement, d'environnement, de communion et de respect avec la nature, de lutte contre la corruption, d'authenticité. À la grande déception des étudiants, il a précisé qu'il ne serait probablement pas le futur ministre de la Défense, bien qu'il ait une vision précise et un plan pour permettre à l'armée de jouer pleinement son rôle dans la protection du Liban et la défense de ses frontières. Aux jeunes, il a exposé sa foi dans un Liban doté d'un État qui servirait les intérêts des citoyens, loin de tout clientélisme. Tout en précisant qu'il ne s'agit pas de slogans ou de vœux pieux, il a affirmé que les Libanais ont le droit de rêver d'un État digne de ce nom et qu'ils ont la capacité de l'atteindre. Il ne faut pas baisser les bras même si la réalité paraît aujourd'hui déprimante en raison des appétits d'une classe politique qui ne pense qu'à ses propres intérêts. Selon lui, le Liban n'est pas condamné à ployer sous la corruption et l'avenir ce sont les jeunes qui le forgeront. Les élections, organisées selon les principes démocratiques, sont une première étape, a-t-il estimé.
Les jeunes ont posé des questions sur les batailles menées par l'ancien chef des commandos de l'armée, ainsi que sur les pressions politiques qu'il aurait reçues et Roukoz a répondu que lors des batailles, il avait décidé de ne plus répondre aux appels téléphoniques pour se concentrer sur le cours des combats. Il a aussi estimé que la bataille de Ersal aurait pu être gagnée et que désormais cet abcès n'a plus de raison d'être. Il a aussi insisté sur son concept d'armée de proximité, à travers l'établissement de liens étroits entre les soldats et les citoyens. Selon lui, c'est cette fusion entre la troupe et les Libanais qui a permis à l'armée de lutter efficacement contre le terrorisme, là où d'autres armées bien plus puissantes ont échoué. Le débat a même abordé certaines questions philosophiques et existentielles, mais si près des sommets, le froid devient glacial dès que le soleil se couche et il a donc fallu donner le signe du départ.
Dans le trajet du retour, il y avait l'épuisement, mais aussi la satisfaction d'avoir été au-delà de soi et surtout de belles images de sommets et d'hommes qui savent les atteindre.