Le rendez-vous a été sollicité il y a trois mois, dans la dynamique des élections municipales de mai. Mais l'ancien ministre de la Justice Achraf Rifi était sans cesse en déplacement. C'est finalement hier qu'il a reçu les étudiants en master de communication politique de l'Institut de Sciences Po de l'USJ, accompagnés de leur directrice, Carole Alsharabati, et du coordinateur du master, Pascal Monin.
On le disait principal perdant du retour de Saad Hariri au Sérail, mais le général Rifi est apparu combatif, clair et déterminé. Pendant près de deux heures, il a exposé son point de vue, répondant calmement à toutes les questions, face à des étudiants vigilants. L'ancien ministre de la Justice n'avait pas demandé à connaître les affinités politiques des étudiants, soucieux de montrer qu'il n'a pas un double langage, et lorsqu'il a découvert que l'un d'eux est proche du Hezbollah, il a été encore plus véhément dans sa volonté de le convaincre que ses positions ne sont pas dictées par des questions personnelles ou confessionnelles, mais par ses principes et ses convictions. Le résultat, c'est un entretien global qui a porté sur les grandes et les petites questions et qui a permis aux étudiants de découvrir l'homme qui a fait bouger les Tripolitains et qui défie aujourd'hui Saad Hariri.
Après avoir salué un à un les étudiants, Achraf Rifi commence par leur raconter son parcours, au sein des Forces de sécurité intérieure où il a servi 40 ans. Il précise que les années passées dans le secteur de l'information (au sein des FSI) ont modifié sa personnalité en lui faisant prendre conscience de l'importance de l'opinion publique et des relations avec les journalistes. Il précise aussi qu'au sein de cette institution, il a milité en faveur de la coexistence islamo-chrétienne, ajoutant qu'à son arrivée à la tête des FSI, il y avait 27 % de chrétiens, qui sont devenus à sa sortie 40,2 %. Ce qui est le signe que les chrétiens avaient commencé à reprendre confiance dans l'institution et dans l'État, après la fin de la tutelle syrienne. Il déclare que c'est lui qui a formé la branche des renseignements des FSI sur l'impulsion de Rafic Hariri, qui est devenue par la suite un service à part entière, bien équipé et efficace. Sous sa direction et celle du général Wissam el-Hassan, ce service a démantelé 33 réseaux d'espionnage israéliens, ainsi que la filière de Fateh el-Islam qui avait sévi à Aïn Alak.
Il s'est ensuite longuement étendu sur son projet de réhabilitation des prisons et de l'amélioration des conditions de détention des prisonniers, sachant qu'aucun pays ne souhaite aider un autre à construire une prison. Malgré tout, le projet de construction d'une nouvelle prison au Nord est actuellement en cours d'exécution. Mais il y a désormais 8 000 détenus au Liban, les dossiers syriens ayant augmenté les détentions... Il précise aussi que c'est lui qui avait convaincu Saad Hariri de nouer un dialogue bilatéral avec le Hezbollah, dans les limites de la coordination sécuritaire pour éviter les dérapages sur le terrain. Mais ce dialogue a finalement porté sur les questions politiques. Selon lui, la grande différence entre lui et le commandement du courant du Futur, c'est que ce dernier se dirige rapidement vers le compromis, alors que lui préfère se battre jusqu'au bout. Il ajoute qu'en se battant en Syrie, le Hezbollah a jeté les bases d'une frustration populaire qui peut dégénérer. Or, selon lui, l'absence de justice ouvre la voie à la vengeance, même dans quelque temps.
Évoquant son conflit avec le chef du courant du Futur, Achraf Rifi raconte qu'il a commencé avec l'adoption par ce dernier de la candidature de Sleiman Frangié. « Je ne comprenais pas que le candidat du 14 Mars soit un membre du 8 Mars. Pour moi, cela pourrait arriver à la fin des négociations lorsqu'un compromis est trouvé, mais pas au début !
En tout cas, j'avais dit à Saad Hariri que cela lui ferait perdre une partie de sa popularité et créerait des tensions avec la base. Mais le facteur déterminant dans nos divergences a été le cas de Michel Samaha. C'est d'ailleurs à ce moment que j'ai mis au point mon projet de réforme de la justice basé sur l'abrogation du tribunal militaire, actuellement sous le contrôle du Hezbollah, ainsi que de la Cour de justice parce qu'il s'agit d'une instance sans recours possible. Je pouvais le faire, étant moi-même un officier. Mais ce projet n'a pas été adopté. En fait, la différence entre moi et les autres, c'est que je suis un homme de principes, pas de compromis. Je n'aime pas le gris... »
Achraf Rifi compte se présenter aux prochaines législatives et même former des listes dans plusieurs régions du pays, notamment à Tripoli, à Minié-Denniyé, à Beyrouth, au Akkar et dans la Béka-Ouest. Il laisse Saïda « par respect pour la mémoire de Rafic Hariri et par égard pour Fouad Siniora », dit-il. Dans cette bataille électorale, il compte s'appuyer sur la société civile, ajoutant que les Forces libanaises et même les Kataëb sont ses alliés. Il est en tout cas convaincu que le sentiment profond de la rue sunnite est la volonté de changer la classe politique actuelle. Il considère qu'à travers les élections municipales, les électeurs lui ont donné leur confiance, tout en délivrant un message clair de désir de changement.
Il espère que cet élan se poursuivra dans les législatives, sachant qu'il aura en face de lui des dinosaures financiers. Justement, sur le plan du financement, il se veut transparent, refusant, dit-il, tout financement étranger, d'où qu'il vienne. Il explique ainsi qu'il avait fait une déclaration de ses biens à son entrée au gouvernement et qu'il en prépare une pour sa sortie. En même temps, il précise que les municipales ont nécessité un budget de 650 000 dollars, dont 350 000 ont été remboursés par les dons de Libanais. Pour les législatives, il prévoit un budget de 5 millions de dollars par circonscription, sachant qu'il aura en face de lui des budgets quatre fois plus importants... Mais cela ne l'effraie pas. « J'ai un projet politique, pas financier », a-t-il dit aux étudiants.
Mais, à cause de lui, les chrétiens ne sont plus représentés au conseil municipal de Tripoli... Achraf Rifi refuse cette accusation, rappelant qu'il avait proposé à la liste rivale de mettre les mêmes noms chrétiens et alaouites pour assurer leur présence, mais que l'autre liste a refusé. C'est elle qui assume donc la responsabilité de l'absence des chrétiens et des alaouites. Il précise à ce sujet que depuis le départ de Ali Eid et de son groupe, les relations entre Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané sont très bonnes.
Enfin prié de définir ses priorités de combat, il répond : « Mon ennemi, c'est le projet iranien qui commet des crimes historiques dans la région. C'est d'ailleurs l'Iran qui a décidé de tenir l'élection présidentielle au Liban lorsqu'elle a senti que Donald Trump qui lui est hostile serait élu à la présidence des États-Unis... Tous les autres sont des adversaires ou des rivaux, pas des ennemis. » Et Israël ?
demande un étudiant. « Bien sûr, Israël avant tout. C'est toujours l'ennemi numéro 1. »