Remise des diplômes 2016: Discours de M. le Professeur Charif Majadalani

22 Juillet 2016

Révérend père Recteur, Excellences, Mesdames et Messieurs les Doyens des diverses facultés du Campus des Sciences Humaines, chers étudiants (et diplômés dans quelques instants), chers parents, chers collègues, chers amis Il y a quelques mois, une réflexion a été menée pour définir le thème d’une table ronde à l’occasion de célébrations liées à l’histoire de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines. Le thème retenu à ce moment, en accord avec le regretté professeur Mounir Chamoun était : « A quoi servent les sciences humaines aujourd’hui ? », avec une variante possible : « A quoi servent les sciences humaines aujourd’hui au Liban ? ». La table ronde qui devait soulever cette question a été reportée. En l’attendant, il m’a semblé que cette question pouvait servir de base à mon propos de ce soir, en considérant les sciences humaines en leur sens le plus large, c’est-à-dire en y incluant la traduction, les sciences religieuses, les sciences de l’éducation et les études scéniques et cinématographiques, toutes disciplines fort justement réunies à l’USJ autour d’un seul et même campus. Dans la belle expression « sciences humaines », on entend bien que « c’est de l’homme qu’il s’agit », ainsi que le disait le poète Saint-John Perse, et c’est exactement comme dans le mot « humanisme », un mot qui a longtemps servi à désigner toute science, toute réflexion, toute pensée faisant de l’homme l’étalon de toute chose. L’humanisme est né au XVIème siècle pour réagir à la longue période d’obscurantisme et d’ignorance du Moyen-âge, et il est revenu en force à partir de 1945 pour permettre aux philosophes de réfléchir à la terrible période de barbarie que furent la deuxième guerre mondiale et ses conséquences. Mettre un terme à l’obscurantisme et réfléchir à la barbarie qu’il y a encore en chacun d’entre nous : telles ont été et continuent d’être sommairement les fonctions des pensées humanistes. On voit tout de suite en quoi tout ceci résonne de manière effroyablement contemporaine. Dans notre monde aujourd’hui, la barbarie, l’ignorance et l’obscurantisme redéploient allègrement leurs ailes sinistres de tous côtés. Y répondent le repli et la quête puritaine et pernicieuse de pureté. A ce recul généralisé de l’intelligence, seule une pensée humaniste formulée et définie par (ou par l’intermédiaire) des sciences humaines peut faire efficacement barrage, en permettant à l’individu de penser et de comprendre le devenir des sociétés où il vit, de comprendre ses rapports à lui-même, à l’autre et à la transcendance, et de se livrer à une réinterprétation rationnelle de l’Histoire, loin des réductions identitaires et religieuses. Mais lorsque j’oppose l’humanisme à l’ignorance et à l’obscurantisme, je ne veux pas seulement par-là l’opposer aux formes du politique et du religieux qui les portent. Je veux aussi l’opposer à une autre forme d’obscurantisme et d’ignorance, beaucoup plus sournoise. L’obscurantisme et l’ignorance gisent en effet, et sans que l’on s’en doute, au cœur des conceptions du tout-économique, du tout-technique qui régissent les comportements de notre temps. Elles sont au cœur des clichés selon lesquels tout aujourd’hui est quantifiable, mesurable, et selon lesquels le monde est habitable simplement parce qu’on a compris comment il fonctionnait afin de pouvoir y consommer, y spéculer et éventuellement s’y enrichir de biens matériels. Cette conception moderne de la vie, qu’Edgar Morin a récemment qualifiée de « déshumanisante », ne s’appuie que sur l’idée de la compétitivité, de la performance, et oublie que tout savoir, scientifique ou autre, que toute entreprise humaine destinée à permettre de vivre, de bâtir ou de mieux être, ne peut être salutaire et viable que si elle s’appuie sur une vision du monde, sur une visée éthique, sur un sens du devenir global de l’homme et de son destin. Or ce qui permet de penser le monde et formuler une éthique pour y vivre, ce qui permet de donner sens à nos entreprises, ce sont précisément les sciences humaines, surtout quand elles sont couplées aux pratiques d’expression artistiques, le théâtre, le cinéma, la peinture, la littérature. Si les sciences humaines permettent de penser et de donner sens au monde, à nos rapports à l’autre, à la société, elles ont aussi et surtout comme vocation de nous apprendre à penser. Il n’est peut-être pas complètement faux de prétendre que la faillite du monde contemporain est due en grande partie à l’incapacité des élites à penser le monde d’aujourd’hui, ou simplement à le comprendre. Mais ce n’est pas seulement à ce niveau que l’incompétence à penser est avérée, elle l’est à tous les échelons de la société. Pour ne pas nous éloigner de nous-mêmes, pour rester au Liban, il serait utile de s’interroger dans notre pays, sur les raisons profonde de la crise de la citoyenneté, de la crise du politique (qu’il faut opposer à la pauvre pratique de la politique) ; de s’interroger sur la persistance butée des réflexes communautaires, sur l’incapacité à considérer l’homme en dehors du strict cadre des identités familiales, claniques et communautaires ; de s’interroger aussi sur l’obstination à ne pouvoir considérer l’existence individuelle en dehors de la simple recherche carriériste d’un savoir-faire immédiat et purement technique dans un but d’enrichissement individuel. Or il est certain que tout cela ne vient en définitive que d’une grande inculture, d’une incapacité de l’individu et partant de l’ensemble du corps social, à se penser et à penser la société, incapacité générée par le manque d’outils de réflexion offerts à l’individu et au citoyen. Mais cette grande incurie, ne doit-on pas la mettre en partie sur le compte d’une crise du système éducatif ? Quoi de plus effarant que le fait que dans certains établissements scolaires de notre pays, les directions décident sommairement d’abolir toutes formes d’études liées aux filières dites « littéraires », ce qui de ce fait empêche les élèves de fréquenter les sciences humaines et la plus importantes d’entre elles, la philosophie, mais aussi les indispensables pratiques artistiques, les privant de ce fait des moyens et des outils pour penser, pour réfléchir, pour connaître le passé afin de mieux affronter le présent et l’avenir, et surtout pour se définir face à soi, face au monde, face à la société et face à la transcendance. De tels choix éducatifs ne font que favoriser la misère intellectuelle d’une société et d’une nation, et donc sa ruine à long terme. Tout comme ils n’aident en rien l’individu à s’ouvrir et à prendre conscience de sa condition d’homme, et ne lui offrent pas, contrairement à leurs vocations, les moyens de gérer intelligemment ses doutes existentiels, ses questionnements inévitables et sa possible déréliction. Apprendre à penser, et à penser librement, afin de vivre libre et heureux et de construire une société et un monde libres et heureux : voici à quoi servent les sciences humaines et leurs corollaires, sciences de l’éducation, sciences religieuses, études et pratiques artistiques. En ce sens, les sciences humaines sont sans aucun doute le cœur battant, le fondement même de toute université, de toute grande institution destinée à former les hommes et les femmes et à leur donner les instruments pour assumer avec lucidité leur pleine humanité et leur citoyenneté. Elles sont au cœur et aux fondements de l’Université Saint-Joseph, et on ne peut que leur souhaiter encore longues vies et contribution plus grand encore à la formation des vraies élites, libres et intelligentes, de ce pays.