L'Institut des sciences-politiques de l'Université Saint-Joseph a organisé, les 14 et 15 avril 2016, une conférence internationale sur le thème : « Repenser les relations internationales après les révolutions arabes ». Cet événement exceptionnel, regroupant une trentaine d'intervenants, a donné lieu à de multiples débats, d'une qualité assez remarquable, sur les questions de l'interventionnisme, de la guerre globale contre le terrorisme, de l'islamisme et des contre-révolutions arabes.
L'un des débats les plus intéressants s'est porté sur la question de l'identité de l'État islamique (EI), sur les raisons de son succès, les motivations des candidats au jihad et la meilleure façon de combattre cette organisation terroriste. Pour rendre compte de ce débat, L'Orient-Le Jour a rencontré Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou et Olivier Roy. Le premier est directeur adjoint et doyen académique du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP) et professeur à l'Institut des hautes études internationales et du développement à Genève et à Sciences-Po Paris. Le second est professeur à l'Institut européen universitaire de Florence et directeur du programme Religio West. Au lendemain des attentats du 13 novembre, M. Roy a défendu, dans les colonnes du journal Le Monde, l'idée que ces événements étaient la conséquence d'une « islamisation de la radicalité », reprenant ainsi l'expression de l'anthropologue Alain Bertho. Cela lui a valu de nombreuses critiques de la part de ses collègues, à l'instar de Gilles Kepel, qui défend pour sa part l'idée que l'engagement jihadiste est une conséquence de la radicalisation de l'islam.
Estimant que ce débat est limité face à la la montée en puissance de l'État islamique, M. Ould Mohamedou appelle à une analyse plurielle prenant en compte le principe de subsidiarité.
Première partie aujourd'hui de ce débat, brûlant d'actualité, avec l'interview de M. Ould Mohamedou.
Dans quelle mesure l'État islamique s'inscrit-il dans une logique de continuité par rapport à el-Qaëda ?
Le monde se réveille, les médias s'intéressent et les experts se redéploient, lorsque Mossoul tombe en juin 2014 et que, tout d'un coup, on découvre l'acronyme « Isis/EI ». Dès lors, on oublie el-Qaëda et on décrète que cette organisation, qu'on a étudiée pendant 15 ans, est derechef passée de mode. Mais « passée de mode » ne veut rien dire fondamentalement, puisque précisément la violence enfantée par el-Qaëda a été remise à jour et transcendée par l'EI. L'EI a certes donné un coup de vieux à el-Qaëda. Mais l'EI s'inscrit d'abord dans une logique de continuité au niveau de l'inspiration et non au niveau de son mode opératoire, par rapport à el-Qaëda. De nombreuses vidéos de l'EI rendent hommage à Ben Laden et Zarkaoui (Abou Moussab el-Zarkaoui était responsable de la branche d'el-Qaëda en Irak) qui représentent la double matrice du mouvement. Ben Laden est la figure référentielle aux niveaux philosophique, politique et religieux. Zarkaoui est la figure référentielle au niveau du mode opératoire, de la violence, de la militarisation. Mais c'est également lui, le Jordanien, qui a contribué à faire de l'Irak une place centrale pour el-Qaëda.
Mais, dans le même temps, l'État islamique critique l'actuel leader d'el-Qaëda, Ayman el-Zawahiri...
Dès le départ, on savait que Zawahiri n'allait pas être à la hauteur. C'est un fin stratège et c'était la matière grise d'el-Qaëda pendant longtemps, mais il ne pouvait pas porter le costume de Ben Laden. Ben Laden est parti dans une logique de « che guévarisation », qui fait de lui une figure quasiment impossible à remplacer. De ce fait, sa mort a été aussi une respiration pour ses seconds (les middle managers d'AQ), car cela leur a permis de prendre de l'ampleur. Ils ont pu se concentrer davantage sur le développement de l'organisation au niveau local. Ben Laden avait d'ailleurs déjà donné cette impulsion avant sa mort. Ce qui est révolutionnaire parce que, en général, les leaders terroristes veulent tout accaparer, puisqu'ils ont une espèce d'« ego trip » au sein de leur organisation. Ben Laden, au contraire, a préparé le terrain à ses seconds. Ceci a installé le mouvement « Aqisis » dans la continuité, et c'est ce biais qui n'est pas compris lorsque l'on reste rivés, dans une logique d'actualité, sur la compétition entre Baghdadi et Zawahiri. Ce qui importe, c'est la présence continue depuis 1989 – soit depuis 27 ans – de ce mouvement transnational, el-Qaëda, franchises Aqmi, Aqpa, etc., EI et le Front al-Nosra.
Ce que vous décrivez, c'est la logique d'une multinationale ?
Exactement, et c'est pour cela que le point essentiel, et j'insiste là-dessus, c'est qu'el-Qaëda est davantage l'enfant de la mondialisation que celui de l'islamisme politique. Les lectures théologiques et théologisantes de l'EI manquent de lire l'essentiel : la nature innovante de ce mouvement est son hybridité par rapport à notre époque bien plus que par rapport aux trajectoires de l'islamisme depuis la fin du XXIe siècle. L'EI est un animal politique, une entité militaire, une organisation non étatique qui a des velléités de pouvoir qu'il faut lire à ce niveau-là. Leur phrasé religieux, leur religiosité proclamée ne sont que ceci. C'est une théâtralisation de la religion, de l'islam en l'occurrence. Oui, leur idéologie est un islamisme radical extrémiste, mais cette idéologie est cliniquement secondaire par rapport à leur mode opératoire mondialisé et moderne. En soi, le premier élément ne nous permet pas d'aller plus loin dans notre compréhension du groupe. Le second révèle des patterns nouveaux.
Les jeunes qui rejoignent l'EI ne le font-ils pas pour des motifs religieux ?
Que les jeunes qui rejoignent l'organisation soient religieux ou pas est secondaire. Certains le sont peut-être, d'autres sûrement, les uns en apparence et d'autres ne le sont pas du tout. D'autres encore viennent à la religion sur le tard, comme le phénomène des « new born Christian », et d'autres sont des convertis zélés. Le religieux est là, il est au centre, puisque c'est de l'idéologie dont il s'agit, mais il n'est que le paravent d'une logique qui est beaucoup plus complexe et historiquement nouvelle.
Comment définir l'identité de l'organisation État islamique ?
Il faudrait étudier plusieurs paliers pour parvenir à définir l'identité de l'État islamique. En faisant cela, on aboutira, et c'est toute la complexité de l'État islamique, à une entité hybride qui possède plusieurs filiations. La première est liée aux conséquences de l'invasion de l'Irak en 2003. Et là, il est indéniable que c'est l'interventionnisme américain qui a créé un terreau favorable au développement d'el-Qaëda en Irak, la première version de l'EI en 2004. Le deuxième palier, c'est la filiation avec la crise syrienne en 2011. Dans ces deux premiers éléments, il y a très peu de religieux. L'un est une invasion, une rébellion, une insurrection. L'autre est une guerre civile qui dégénère et dont certains acteurs prennent le paravent de l'islamisme militarisé. Ce qui n'est pas étonnant puisque ce sont souvent les mieux organisés.
La troisième filiation est le résultat d'une continuité/mutation d'el-Qaëda. Cette dernière prônait un projet transnational, politique, militaire, et un déplacement du combat vers les capitales étrangères. Donc, il n'est pas étonnant que, tôt ou tard, l'EI se retrouve à continuer à vouloir frapper les capitales occidentales comme le faisait sa matrice dix ans plus tôt. Les attentats de Paris et de Bruxelles font écho à ceux qui avaient frappé, 10 ans auparavant, Madrid et Londres. Cela fait partie de l'imaginaire de l'action politico-militaro-religieuse de ce groupe-là. On ne l'a pas assez souligné.
Enfin, on peut et on doit rajouter qu'il y a un palier religieux, même s'il est secondaire, comme on l'a dit. En l'espèce, c'est l'instrumentalisation du religieux. C'est l'intolérance qui vient se greffer sur un terreau social avec toute la radicalisation des extrémismes religieux. Cet élément existe, mais il ne faut pas pour autant, comme le font beaucoup d'analystes en Orient ou en Occident, prendre pour argent comptant le discours religieux de ces groupes. C'est réductionniste et peu analytique. Ce n'est pas parce que les membres d'el-Qaëda au Maghreb islamique disent qu'ils font cela au nom de la religion qu'il faut fermer les yeux sur leurs criminalités « gangstéro-narco-trafiquantes » au Sahel, au Levant, en Somalie, etc. Il faut faire la part des choses dans cet élément religieux par rapport aux dires du groupe et à sa réalité.
Est-ce qu'on peut ajouter un cinquième palier, à savoir l'affrontement entre les deux théocraties du Golfe, l'Arabie saoudite et l'Iran, qui a exacerbé les tensions entre les communautés sunnite et chiite ?
Bien entendu, c'est le cinquième palier. Autour de l'EI vient se greffer une géopolitique qui prend la forme d'une guerre par procuration qui se joue en Syrie, en Irak, au Yémen, et dans laquelle l'EI s'invite. L'EI a par exemple ciblé une mosquée chiite en avril 2015 au Yémen, au tout début de la seconde crise, afin d'affirmer sa présence dans ce pays. Ils attaquent régulièrement les Saoudiens et combattent au quotidien les Iraniens en Irak et en Syrie. Cette dimension géopolitique est presque revendiquée par l'EI. Les agents de l'EI décrivent leurs victimes dans des termes qui font référence à l'histoire, comme les Safavides (pour parler des Iraniens) ou les croisés (pour parler des Occidentaux). C'est une logique de géopolitique civilisationnelle qui instrumentalise et met en scène le religieux.
Des références historiques passées, traduites dans un langage moderne...
C'est la caractéristique principale qui regroupe tout ce qu'est l'EI : c'est son côté postmoderne. Le cœur de la question, c'est que l'EI est une entité éminemment postmoderne. Elle a toutes les caractéristiques de la modernité : dans la communication, dans l'efficacité, dans l'immédiateté... Mais elle est, elle-même, le produit d'une évolution de la modernité vers une multiplicité d'identités.
Aujourd'hui, la postmodernité donne la possibilité d'avoir un référentiel multiple au double niveau culturel et religieux. Beaucoup d'experts se demandent comment ils peuvent adopter la technologie et en même temps tenir un discours qui glorifie le passé, mais c'est un faux débat. Le profil de l'ingénieur, du terroriste porté sur la technologie a toujours été présent dans la grande cosmologie terroriste. Ils instrumentalisent une modernité vers un projet alternatif qu'ils poursuivent par une violence radicale, c'est aussi simple que cela.
Est-ce qu'il est possible d'identifier un profil type de terroriste ?
Le profil unique du terroriste n'existe pas. Cela peut être n'importe qui. À quoi cela sert-il d'essayer d'identifier un portrait unique de terroriste puisqu'on sait, par définition, que le terrorisme se décline de manière plurielle. On cherche la clé simple, simpliste, pour comprendre l'esprit du terrorisme, mais l'histoire a montré que cette logique est vouée à l'échec. Le terrorisme est un mode opératoire, c'est un moyen pour arriver à une fin. Donc, n'importe quel profil peut se prêter à cela. Certains plus que d'autres : ceux qui sont rejetés, ceux qui sont aliénés, ceux qui s'auto-excluent, ceux qui se radicalisent eux-mêmes et on peut faire la liste. Par contre, dresser une liste qui aboutirait à identifier un jeune musulman arabe, d'une banlieue française ou européenne, rejeté par la société comme le profil d'un candidat au terrorisme, c'est faire fausse route. Et, surtout, c'est discriminatoire.
Le seul point commun entre les différents profils, c'est leur âge...
La jeunesse est une caractéristique du terrorisme, elle l'a toujours été depuis les nihilistes russes jusqu'aux jeunes des années 1970 jusqu'à Anders Breivik ou les frères Tsarnaev. Elle a une disposition générationnelle à la fougue, l'action. Et puis ces jeunes n'ont pas une expérience suffisante pour rationaliser et contextualiser une idéologie. Ils y voient une ferveur qui peut porter à l'action extrémiste.
Est-ce que l'EI vient remplir un vide, aux niveaux politique, idéologique et religieux? Est-ce que l'engagement des jeunes dans les rangs de l'EI peut être compris comme une quête de sens ?
La quête sur laquelle sont axés ces jeunes peut rapidement trouver n'importe quelle substitution, et cette substitution peut être effectivement offerte par tel groupe extrémiste ou tel autre, qui offre un récit, qui peut avoir un écho dans des faits d'action politiques ou militaires.
Ce qui amène surtout l'influence, c'est le fait que l'EI a très bien compris que, pour capter ces jeunes, il faut une efficacité communicationnelle. Il a mis en place une architecture de la communication qui est tout simplement révolutionnaire. On attendait pendant six mois les cassettes de Ben Laden alors que maintenant l'EI diffuse des messages ultraprofessionnels tous les 4/5 jours. Ces vidéos sont mises en scène de façon hollywoodienne, ce qui, à nouveau, prouve que le postmodernisme est dans l'ADN de ce groupe. L'EI s'adresse aux jeunes en parlant leur langage, qui est celui de la vidéo, des jeux vidéo, du montage MTV, etc.
Cette violence aberrante, complètement mise en scène, peut parler à une jeunesse en quête de repères et de sens.
Comment l'organisation va-t-elle être amenée à évoluer, selon vous ?
Pour l'heure, l'EI a réussi à faire ce qu'il a fait parce qu'il a joué sur plusieurs tableaux. El-Qaëda, même s'il a réalisé une révolution importante, a joué sur un créneau essentiel : la planétarisation, le transnationalisme militarisé, avec les grandes villes occidentales comme cibles. Baghdadi a eu une autre approche. Il a développé son organisation en Irak, puis au niveau régional et enfin au niveau international.
L'internationalisation était-elle pensée dès le départ ?
Je crois que cela a commencé à être paramétré suite au conflit syrien. Si on réfléchit en termes de sciences politiques et d'histoire, il y a une période de flottement après la mort de Ben Laden et avant le dérapage de la crise syrienne. Dans ce moment de flottement, Baghdadi a pu se dire que ce qui se passait en Syrie était l'occasion pour lui d'étendre son influence, par rapport à son organisation – dont il était le chef depuis 2010 –, mais aussi de faire concurrence à Zawahiri. Et c'est pour cela que Zawahiri est piqué au vif. Il y a des histoires d'ego qui sont visibles là. Baghdadi a pris son indépendance par rapport à Zawahiri.
L'internationalisation vient plus tard avec les attentats en Tunisie, au Yémen, en Arabie saoudite. Mais l'entrée absolue dans l'internationalisation n'arrive qu'à partir de septembre dernier avec l'attentat qui a frappé l'avion russe, puis les attentats de Paris et de Bruxelles. Les trois paliers, local, régional et international, sont désormais visibles. L'EI va-t-il continuer à les jouer sur le même registre ou va-t-il y avoir une modulation ? On est, à mon avis, à la croisée des chemins.
Les six prochains mois vont être très importants. Pas dans cette logique de narratif de reconquête, comme le disent les autorités syriennes et irakiennes, mais par rapport à l'évolution interne de l'État islamique. Ce dernier s'est inscrit dans la durée. Il est dans la logique d'une construction d'État. Il publie des ouvrages, il y a des vidéos qui parlent d'éducation, on parle de génération, on invite les gens à une immigration. Tout cela est nouveau par rapport à el-Qaëda. Mais comment réagira l'organisation en cas de revers militaire conséquent, c'est-à-dire si elle devait perdre Raqqa et/ou Mossoul ? On ne le sait pas encore.
Vous avez critiqué à plusieurs reprises les effets désastreux de l'interventionnisme militaire. Comment combattre alors, au-delà du militaire, cette organisation hybride, qui ressemble à un proto-État et qui développe des ramifications sur plusieurs continents ?
Il n'y a pas de réponse au singulier, comme il n'y a pas de définition du terroriste au singulier. Une telle réponse pour une organisation aussi complexe ferait forcément fausse route. Il faut séparer le problème de l'EI en Irak, qui doit être résolu dans le cadre du conflit irakien qui se joue depuis maintenant 10 ans, pour permettre l'obsolescence de cette organisation sur le terreau irakien. Il faut diminuer les raisons de la violence sociétale, trouver des solutions pérennes, pas seulement d'union nationale mais une véritable solution à l'injustice qui a prévalu au lendemain de la chute du système baassiste pour faire en sorte que la radicalisation au sein de la société irakienne n'ait plus lieu d'être. Mossoul, la deuxième ville d'Irak, a tout de même accueilli les jihadistes en libérateurs en juin 2014.
En Syrie, de la même manière, la quête de l'obsolescence, c'est la résolution pacifique de la révolution qui a été entamée au nom de la démocratie, des droits de l'homme, et qui a été rejetée par Bachar el-Assad. Une solution ferait en sorte que le Syrien moyen ne trouve aucune utilité à la présence d'une organisation aussi radicale. Enfin, la question des jeunes Occidentaux qui rejoignent la Syrie et l'Irak (80 pays sont touchés par ce phénomène) doit se résoudre dans le contexte de ces pays-là. Il faut apporter une réponse sociétale, politique, une réponse d'intelligence face à ce défi d'époque.
Et de l'humilité ?
Tout bon décideur fait un pas en arrière, évalue, regarde, cherche à élever le débat. Comment le débat est-il tombé si bas aux États-Unis au point qu'un candidat à la présidence (Donald Trump) en vienne à vouloir interdire l'accès à son pays à tous les musulmans, à savoir 1,5 milliard d'individus. Et tout cela est digéré tout de go par les médias, et donc par nos sociétés. Personne ne dit « stop ». Il y a une forme de normalisation, d'abrutissement général, et on se retrouve dans une espèce de fascisation qui se joue au ralenti, comme le prédisait Norman Mailer en 2004.