S'adressant à des étudiants de l'USJ, le Premier ministre hausse le ton sur le dossier des déchets et exige des progrès dans les jours qui viennent, tout en évitant de mettre en jeu le sort du gouvernement.
Transparence, responsabilité, patience, tolérance, des mots qui sont souvent revenus dans les propos du Premier ministre Tammam Salam, au cours d'une rencontre-débat qu'il a eue mercredi soir avec les étudiants en master à l'Institut des sciences politiques de l'USJ. Face à une vingtaine de jeunes avides de l'écouter, le Premier ministre a dressé un tableau réaliste de la situation, qui charge à la fois la classe politique et le mouvement de protestation civil « pas innocent ». Mais il a aussi pressé les étudiants de ne pas abandonner leurs rêves, de faire pression sur les politiciens, sans jamais perdre la boussole qui indique le Liban.
« De 5 à 7 », ce n'est plus seulement le titre d'un film, mais aussi la durée de l'entretien accordé par le Premier ministre Tammam Salam aux étudiants. Pour la vingtaine de jeunes ayant troqué les jeans habituels contre des tenues plus classiques, c'était la première visite au Grand Sérail, ce lieu officiel qui paraît si impressionnant de l'extérieur. À l'intérieur, toutes les mesures avaient été prises pour faciliter l'entrée des étudiants et les mettre à l'aise. Chacun d'eux avait soigneusement préparé la question à poser au Premier ministre, ainsi que le carnet et la caméra du téléphone, pour une première mission de journaliste. Dans l'immense salon, le silence des jeunes est quelque peu tendu... jusqu'à l'entrée de Tammam Salam qui les salue un à un avec chaleur. La glace est ainsi rompue. D'autant que dans un petit discours de bienvenue, le Premier ministre leur précise qu'en dépit des lourdes responsabilités qui pèsent actuellement sur ses épaules, il refuse de se laisser enfermer dans une tour d'ivoire et préfère rester au contact du peuple et surtout des jeunes.
Taëf n'est pas le problème
La première question porte sur l'accord de Taëf : est-il encore valable aujourd'hui ? M. Salam répond que l'on cherche aujourd'hui à faire assumer à l'accord de Taëf la responsabilité de tous les maux. Mais la réalité, c'est que la faute incombe aux Libanais eux-mêmes. « Taëf, dit-il, a été conçu et adopté dans des circonstances qui ressemblent à celles que nous vivons. Les Libanais et leurs institutions étaient dans l'impasse, incapables de régler leurs problèmes. Ils se sont alors adressés à l'étranger et ce fut l'accord de Taëf. » Les circonstances qui ont suivi n'ont pas favorisé son application (la mise en place du Sénat et de la commission pour l'abolition du confessionnalisme politique, par exemple). Mais le problème est chez les Libanais, pas dans l'accord lui-même, même s'ils veulent aujourd'hui rejeter la faute sur lui. « Si on annule Taëf, nos problèmes seront-ils pour autant résolus ? » demande-t-il.
Au sujet des militaires otages des combattants extrémistes depuis la bataille de Ersal (Békaa) en août 2014, Tammam Salam affirme qu'il s'agit d'un dossier délicat. Il y a certes des cas de prises d'otages dans le monde qui sont toujours très difficiles. Mais au Liban, la situation est rendue encore plus complexe par les divisions politiques internes et les surenchères qui les accompagnent. Au début, il y a un an et demi, M. Salam a présidé un Conseil des ministres et il a pris lui-même la parole pour montrer la fermeté et l'unité de l'État face aux terroristes. Les combats dans la région de Ersal et son jurd, qui ont fait des martyrs au sein de l'armée, ont compliqué encore la situation. Il y a eu des exécutions. Aujourd'hui, 25 otages sont toujours entre les mains du groupe État islamique et du Front al-Nosra. Se basant sur l'expérience des otages de Azaz et des religieuses de Maaloula, M. Salam s'est lui-même rendu en Turquie et au Qatar pour solliciter l'aide de ces deux pays. Mais il est rapidement apparu que les ravisseurs ne leur répondaient pas. Ces derniers ont préféré utiliser les familles des otages pour faire pression sur l'État. Il y a eu ainsi des visites « folkloriques », des promesses et des mensonges et nous tournons dans le même engrenage. Certains parlent d'une opération militaire, mais qui peut garantir qu'elle n'aboutira pas à la mort de tous les otages ?
« Je n'ai pas d'ambition personnelle »
Au sujet du sort du gouvernement qu'il préside, Tammam Salam rappelle que lorsqu'il avait déclaré : « Si le Conseil des ministres ne se réunit pas, il vaut mieux qu'il s'en aille », cela avait permis la tenue d'une réunion. Il a donc redit la même chose au cours de la réunion du dialogue national, dans l'espoir de pousser les protagonistes à réagir, car le gouvernement ne peut pas rester sans se réunir. Pour l'instant, le dossier des déchets est encore entravé par les tiraillements politiques. Mais s'il n'y a pas de déblocage dans les jours à venir, le Premier ministre a déclaré qu'il prendra « la décision qui convient » et appellera les choses par leur nom, sachant que, selon lui, la plupart des forces politiques ne se soucient pas de ce dossier. À la question de savoir s'il a fixé un délai pour cela, M. Salam répond qu'il continue de patienter. « Mais le jour où je sentirai que ma présence n'est plus utile et que je suis dans l'impasse totale, je partirai. »
Devant les étudiants, M. Salam rappelle qu'il est d'une grande transparence et que s'il a fait des erreurs, il a toujours été bien intentionné. « Je n'ai pas de parti, ni de courant, ni d'intérêts particuliers à défendre. Je n'ai pas non plus d'ambition personnelle. C'est sans doute un des principaux éléments de ma force. Et c'est pourquoi au cours de cette période à la tête du gouvernement, j'ai plus ou moins réussi à maintenir un équilibre entre les factions politiques. C'est vrai que j'ai été désigné par le 14 Mars, à partir de la Maison du Centre, mais après avoir remercié ce courant pour sa confiance, j'ai immédiatement dit que désormais j'étais le Premier ministre de tous les Libanais. Je n'ai donc laissé personne m'utiliser pour me placer dans son camp, quitte à être en froid avec tout le monde. » M. Salam ajoute que son souci est de préserver les institutions. « On m'a pourtant accusé tantôt de m'emparer des prérogatives du président et tantôt de brader les prérogatives du Premier ministre. »
Le problème est dû, aujourd'hui, au fait que la classe politique actuelle ne pense qu'à ses propres intérêts et manque de sentiment national. « J'espère qu'elle se réveillera et prendra conscience de ses responsabilités, dit-il. Quant à moi, si je reste en poste, ce n'est pas pour la couvrir. Mais je ne veux pas qu'on dise "il nous a laissés dans les pires moments et il a mis le pays à découvert". C'est pour cette raison que je patiente encore... N'ayant pas d'intérêts personnels, je peux dire que je prends mes décisions en toute objectivité. »
Tammam Salam rappelle aussi la longue période de formation du gouvernement au cours de laquelle certains misaient sur une récusation. Mais il a tenu bon, parce que, dit-il, « si je m'étais récusé, ils m'auraient désigné de nouveau, car ils ne pouvaient pas trouver un autre centriste... »
Pour un président « centriste »
Aux étudiants, M. Salam raconte aussi que depuis le début, il a dit aux deux camps : « Je ne veux pas entrer dans vos débats. Faites-moi savoir lorsque vous êtes d'accord sur un sujet. C'est ainsi que je ne suis pas intervenu dans l'affaire des promotions militaires... » Estimant que son centrisme a permis de préserver le fonctionnement du gouvernement depuis bientôt deux ans, il souligne qu'il faudrait donc rééditer cette expérience au niveau de la présidence de la République, sachant que le Liban a toujours été marqué par l'équation « ni vainqueur ni vaincu ». Il faudrait donc écarter les quatre candidats des deux camps, puisque l'élection de l'un d'eux signifierait la victoire d'un camp sur l'autre, et choisir une personnalité centriste.
Interrogé sur l'impact des développements en Syrie sur le Liban, le chef du gouvernement relève que tout ce qui se passe dans la région a une incidence sur le Liban. Dans le temps, on disait qu'une femme tombe enceinte en Irak, en Libye, en Égypte ou ailleurs et qu'elle accouche au Liban. Pourtant, selon lui, le moment est idéal pour consolider l'entente interne, afin de mettre le pays à l'abri. Il donne ainsi l'exemple du sultanat d'Oman, qui reste imperméable aux développements régionaux. « Aujourd'hui, dit-il, tout va très vite et la communauté internationale a bien d'autres soucis que de s'occuper du Liban. Qu'est-ce que le Liban face aux enjeux énormes qui se jouent actuellement dans la région ? Il y a dix jours j'étais à New York. Tout avait bien commencé, la communauté internationale voulait aider le Liban et la Jordanie à cause des réfugiés et, soudain, l'intervention russe en Syrie a eu lieu et a tout fait passer au second plan... »
M. Salam met ensuite l'accent sur la gravité de la situation économique, affirmant que l'État peut payer les fonctionnaires jusqu'en novembre, s'il n'y a pas de réunion du gouvernement ou du Parlement. Au début de la nouvelle année, le Liban perdra les projets de la Banque mondiale, s'ils ne sont pas adoptés par le Parlement. De même, si rien n'est fait, en janvier, il sera classé 3C (par les agences de notation financière, NDLR), ce qui est catastrophique pour la crédibilité et la solvabilité de l'État et même du secteur bancaire.
Dans ce cas, pourquoi la solution ne serait-elle pas dans le changement initié par le mouvement de protestation civile ? Pour lui, ce mouvement n'est pas totalement innocent. Si une partie veut vraiment changer, une autre cherche à instaurer le chaos. Il lui a tendu la main au début, mais le mouvement a refusé tout dialogue avec le pouvoir. Une partie cherche donc la provocation et la violence, même si les revendications sont parfaitement justifiées. Enfin, la solution serait certes dans le fonctionnement des institutions, mais aussi dans l'adoption d'une loi électorale qui serait un mélange de proportionnelle et de majoritaire pour assurer une transition douce. Hélas, la classe politique veut une loi électorale à son avantage... « Il ne faut toutefois pas perdre espoir, ni cesser de croire dans le Liban qui a déjà survécu à tant de crises », conclut-il.