« Vous puez ! », l’histoire d’une grogne populaire qui a enflé
Article paru dans l'Orient-Le Jour 9/10/2015
À l'USJ, activistes et universitaires échangent leurs idées sur le mouvement déclenché par la crise des déchets.
La question revient sur toutes les lèvres : qu'a pu réaliser à ce jour le mouvement de protestation initié par le groupe « Vous puez ! » depuis sa naissance timide en juillet-août derniers ? Jour après jour, les interrogations se multiplient sur l'avenir de cette action initiée au départ par une douzaine de jeunes activistes, relayée par la suite par une déferlante populaire spontanée jamais vue dans l'histoire récente du pays.
Désormais, la réflexion s'impose et l'heure est venue de faire un bilan et de remettre les pendules à l'heure grâce à une critique constructive. C'est l'objectif que s'est fixé l'Institut des sciences politiques de l'USJ qui a invité mercredi soir dans ses locaux un professeur et deux des activistes parmi les plus impliqués du groupe « Vous puez! », avec l'idée de transposer le débat de la rue vers les bancs de l'université.
Quelles sont les composantes sociologiques et politiques de ce mouvement de rue qui a surpris ses organisateurs mêmes par son ampleur et ses effets, et où veut-il en arriver ?
Initiée par un professeur de sciences politiques, Jamil Moawad, cette table de réflexion, destinée notamment aux étudiants, a été placée sous le thème du « dialogue unificateur » en vue de « rallier le travail académique et de recherche à l'action entreprise sur le terrain ».
« Cela fait plus de 40 ans que la classe politique ne rendait plus compte de ses actes », rappelle Paul Achkar, ancien activiste et l'un des acteurs-clés du mouvement, venu partager son expérience. Avec Imad Bazzi, figure emblématique du groupe « Vous puez ! », ils ont accepté à leur tour de « rendre eux-mêmes compte » d'une action qui a fini par dynamiser toute une génération jadis blasée et apathique, ayant perdu tout espoir de changement.
Les activistes ont ainsi invité les participants à un tour guidé dans les coulisses du mouvement, expliquant ses origines, ses modalités d'action et ses objectifs. Avec honnêteté, ils ont passé en revue les points névralgiques d'une action devenue plurielle, analysant ses tribulations face à la diversité des revendications réveillées dans son sillage.
Nombreux défis
« Les défis sont nombreux », reconnaît Imad Bazzi, l'un des militants qui a le plus suscité l'intérêt de la presse et des médias sociaux, alors qu'il est dépeint par ses adversaires directs et ses pourfendeurs comme un « traître », voire un « agent » à la solde de puissances occultes.
C'est, dit-il, la tactique de la « diabolisation des activistes » prônée par le pouvoir. Des méthodes qui ont culminé par l'accusation d'avoir commis un crime d'État rapportée par un des blogs. M. Bazzi a été accusé d'avoir tué John Kennedy... « 19 ans avant ma naissance », plaisante-t-il.
L'autre défi vient de la violence exercée par les forces de l'ordre contre les activistes, des arrestations collectives, de la pression exercée par les services de renseignements, et des menaces proférées à leur encontre.
Rallié par une myriade de mouvements sociaux jadis acculés à rester dans l'ombre, le groupe « Vous puez ! » fait face à un phénomène qui s'est révélé à double tranchant : il y a, d'une part, l'enrichissement du mouvement de départ par toute une palette d'activistes provenant de divers horizons, dans une logique démocratique qui s'est traduite par l'émergence d'une sorte de « Hyde Park ». Toutefois, l'élargissement de la base contestataire et la diversification concomitante ont naturellement engendré un risque majeur, celui de voir certains anciens acteurs politiques « récupérer ou exploiter la vague de contestation pour se propulser ».
« Notre objectif était toutefois de rester focalisés sur la crise des déchets et de nous éloigner de la politique politicienne », assure M. Bazzi.
Né de manière circonstancielle d'une crise ponctuelle qui a interpellé l'ensemble des citoyens, toutes communautés, classes sociales et courants politiques confondus, le mouvement devait être révélateur de problèmes autrement plus sérieux et graves : ceux de la corruption structurelle qui s'est amplifiée par l'absence des comptes à rendre et de l'éveil soudain d'une société qui s'est sentie enfin directement menacée dans ses intérêts les plus vitaux.
D'où l'aspect « éminemment politique de la crise des déchets, entendu dans le sens culturel du terme », commente Paul Achkar. Les déchets étaient donc l'occasion propice d'unifier les Libanais.
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Se réapproprier l'espace
En définitive, les citoyens ont fini par se réapproprier tout un espace leur servant de tribune d'expression après que les places publiques ont été monopolisées pendant longtemps par les camps du 8 et du 14 Mars, assure Imad Bazzi.
« Avant le fameux samedi 22 août, date du début de la déferlante populaire, le citoyen était marginalisé par rapport à la sphère politique et ne croyait plus en sa capacité de pouvoir changer », enchaîne Ali Mrad, professeur à l'Université arabe. Revenant sur l'expérience fâcheuse de l'initiative de 2011 prônant « la chute du régime confessionnel », le professeur explique les raisons qui ont conduit cette phase à l'échec : « C'était une réaction émotive à ce qui se passait dans le monde arabe (le printemps arabe), mais qui ne pouvait pas s'appuyer sur une réalité sociologique qui puisse la soutenir. »
Quant à l'action du comité de coordination syndicale autour de la grille des salaires, elle ne pouvait pas enflammer non plus les foules parce qu'elle défendait une cause « qui n'avait pas un effet rassembleur, sans oublier que la polarisation politique au sein de la structure du mouvement syndical lui a porté tort ».
Par contre, face à la crise des déchets, le citoyen a passé outre à ces considérations. Qu'il soit issu des milieux du 8 ou du 14 Mars, le citoyen s'est senti « trahi, poignardé dans le dos par ceux qu'il avait délégués ». Il a enfin accepté de s'extirper – le temps de lancer son cri de révolte – de la polarisation pour dire à ces dirigeants : « Ça suffit ! » « Les réalisations marquées par ce mouvement ont créé une brèche dans un mur construit en béton armé », dit-il.
Le mouvement a en outre été rallié par une jeunesse qui était d'autant plus désabusée qu'elle avait 10 ans à l'époque où est née la bipolarisation et se sentait moins concernée par ces alignements politiques.
« La classe moyenne a également rejoint le mouvement car elle se sentait lésée par la corruption et par la situation économique du pays », poursuit M. Mrad.
Les participants le répètent à qui veut l'entendre : le mouvement n'appartient pas aux activistes, ou au noyau d'intellectuels qui apportent leur graine à l'action, mais bel et bien aux citoyens eux-mêmes qui n'ont cessé de le nourrir. Bref, à tout un réseau social indispensable à sa survie et sa progression. « Plus on élargit la solidarité sociale avec le mouvement, plus on lui assure un filet de sécurité rendant difficile toute tentative de le briser », s'accordent à dire les panélistes.
En somme, résume Paul Achkar, nous nous trouvons en face « d'un système mafieux qui a dévoré l'État avant de le confisquer, œuvrant pendant 4 décennies consécutives à son dépècement ». Ceux qui sont descendus dans la rue l'ont fait pour exprimer leur colère et réclamer une vie normale, dit-il en substance. Et de conclure : « Avant le sursaut de conscience, celui qui avait 40 ans disait : j'ai perdu quarante années de ma vie, celui qui avait 30 ans, trente années, et celui qui avait 20 ans, vingt années. »
Pour les activistes, cela est désormais réversible.