Lettre de Beyrouth. La pancarte à l’entrée dit tout : « La religion est pour Dieu, ce lieu est pour tous. » Installé dans la banlieue est de Beyrouth, en contrebas du bidonville chiite de Roueissat, le dispensaire Saint-Antoine est un terrain neutre. Ici défilent tous les grands « brûlés » du Proche-Orient : des réfugiés syriens, encore traumatisés par les canonnades du régime, aux exilés irakiens, pourchassés par les égorgeurs du groupe Etat islamique (EI), en passant par des Kurdes, des Palestiniens et des Libanais. Dans une région en pleine éruption, ravagée par les haines politico-confessionnelles, cette clinique de fortune, tenue par des religieuses, fait tranquillement cohabiter chrétiens, chiites et sunnites. « La souffrance les rassemble », confie pudiquement sœur Hanan Youssef, 48 ans, maître d’œuvre de ce petit miracle.
C’est en 2005 que la congrégation Notre-Dame-de-Charité-du-Bon-Pasteur, fondée à Angers au XIXe siècle pour venir en aide aux femmes et aux enfants en difficulté, a récupéré la gestion du dispensaire. Quatre containers collés les uns aux autres, dans une ruelle boueuse, au milieu d’un quartier à la réputation coupe-gorge, où sévissent prostitués et trafiquants en tout genre. « On nous a dit qu’on était folles de s’implanter dans un endroit pareil, sourit sœur Georgette Tanouri, 71 ans et le punch d’une jeune fille. Moi j’ai répondu : le Christ est pour tout le monde. »
Chaque matin, des dizaines de personnes s’agglutinent en silence sur le banc de la salle d’attente. Certaines viennent pour les médicaments gratuits, d’autres pour les consultations à tout petit prix. La visite est facturée 5 000 livres libanaises (2,50 euros) au lieu des 100 000 minimum dans un cabinet normal. La dizaine de spécialistes qui officient dans le centre Saint-Antoine, sous la supervision de la très réputée Faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph, a reçu 18 000 patients en 2014, 20 % de plus qu’en 2010. « C’est un havre de paix », assure Camille Kasperian, un Arménien de Beyrouth, qui vient soigner une interminable dépression, héritée des bombardements interchrétiens, de la fin de la guerre civile libanaise. « On se regarde dans les yeux, on se sourit, parfois on se parle. Je suis tout à fait opposé au Hezbollah, mais le simple fait de rencontrer des chiites me fait du bien. »
« Personne ne me demande ce sont j’ai besoin »
Pas simple de pacifier les émotions. Farès Ayoub, un adolescent irakien, engoncé dans une doudoune noire, se tient à l’écart dans un coin de la salle d’attente, le regard fébrile. Parce que son père, un policier affecté à la protection des églises de Kirkouk, a reçu des menaces de mort, il y a trois ans, toute la famille, de confession chrétienne, a pris la route de l’exode. Elle vit aujourd’hui dans une cave sans fenêtre, avec pour seule ressource l’aumône de la paroisse et le maigre salaire de Farès, embauché dans un salon de coiffure. Encore sous le choc des vexations endurées en Irak, comme seul chrétien de sa classe, le jeune homme, une fois arrivé au Liban, a refusé de s’inscrire à l’école. « Je n’aime pas les musulmans, les islamistes m’ont volé mon pays, marmonne-t-il en baissant les yeux. L’appel à la prière et le drapeau du Hezbollah me font peur. On n’attend plus que les billets d’avion pour émigrer en Californie. »
Assise quelques places plus loin, Hana Ghazoul, une Syrienne de 45 ans, sanglote doucement. Cette mère de famille enveloppée d’un voile noir est venue avec ses deux aînés, âgés d’une vingtaine d’années, à leur consultation psychiatrique hebdomadaire. Quatre autres gamins l’attendent dans la baraque ouverte aux bourrasques de l’hiver où ils ont trouvé refuge, après la mort du père, dans le bombardement d’une mosquée de Homs. « Je n’en peux plus, soupire Hana, je dois m’occuper de six enfants, dont deux à moitié fous, qui me réclament chaque minute des choses que je ne peux pas leur apporter. Et, à moi, personne ne demande ce dont j’ai besoin. » Malgré l’heure de trajet qui la sépare du dispensaire, Hana insiste pour venir chaque semaine. « Musulmans et chrétiens, ici, ça ne veut rien dire, souffle-t-elle. On est juste des êtres humains. On parle et on pleure. Ça me réconforte un peu. »
A ces vies fracassées, Hanan et Georgette répondent par une attention douce et grave à la fois. Les deux sœurs courage, aux premières loges de la dislocation du Proche-Orient, s’échinent à recréer un vivre-ensemble, un dialogue au-delà des dogmes et des plaies béantes. Une force d’âme que la directrice, Hanan, tire de sa propre histoire, celle d’une gamine chassée de son village par les bombardements israéliens du Sud-Liban. « C’est le Seigneur qui m’a mis sur la route de ces gens, dit-elle. Je connais tout de leurs souffrances. »