Table ronde : à l’heure du numérique, penser les médias

Dans le cadre des activités du Master Information et Communication de l’USJ, une table ronde a eu lieu au CSH.
jeudi 18 décembre 2014
Campus des sciences humaines
Collaborateurs


Dans le cadre des activités du Master Information et Communication de l’Université Saint-Joseph et du partenariat avec le CELSA (Centre d’Etudes Littéraires et Scientifiques Appliquées) – Université Paris IV, une table ronde sur le thème « À l’heure du numérique… Penser les médias » a été organisée le jeudi 18 décembre 2014 au Campus des sciences humaines. Pascal Monin, professeur et responsable du Master Information et communication à la FLSH-USJ, était le médiateur de ce débat. A ses côtés, deux invités venus de France : Valérie Patrin Leclère, maître de conférences au CELSA – Université Paris-Sorbonne et responsable du département Médias et communication, et Hervé Demailly, maître de conférences au CELSA – Université Paris-Sorbonne, responsable pédagogique des Masters de l’Ecole de journalisme au CELSA et président de la Conférence des Ecoles de journalisme. Egalement présent sur le panel, Gaby Nasr, rédacteur en chef adjoint à L’Orient Le Jour. Plusieurs étudiants, journalistes et professeurs ont assisté à cette conférence. Après une brève introduction du Pr Monin concernant la remise en cause de la valeur des journalistes face à l’évolution rapide du numérique, les invités ont échangé leurs différentes visions de la « concurrence », désormais existante sur la toile, entre amateurs et professionnels. Pr Patrin Leclère a pris la parole en premier: « Les médias ont besoin de se différencier. Ils ont tendance à courir tous au même scoop, à courir plus après la montre qu’après l’information différenciante. On a pas mal d’uniformité. Le citoyen ou l’internaute, peut prétendre fabriquer sa propre information il y a donc un risque de nivèlement qui est susceptible de dévaloriser les journalistes et de porter atteinte à leur crédibilité et à la confiance qui leur est accordée dans tous les pays. » Elle qualifie cela de « confrontation » et termine sa première intervention en déclarant que les jeunes ont envie de devenir journalistes. « On aime les journalistes on défend leur cause. ». Pour rebondir sur ce qui a été dit, Pr Demailly évoque un « paradoxe ». « Le numérique est un paradoxe. Il réintroduit les amateurs au sein des professionnels. » Les premiers journalistes en France étaient des hommes politique, des avocats, des élites ayant les capacités d’écrire et des intérêts pour exprimer leurs points de vue. « Aujourd’hui, on assiste à un retour de bâtons de cette bataille, les journalistes professionnels sont concurrencés par des amateurs. Les premiers citoyens se sont exprimés sur des réseaux qui n’étaient pas encore sociaux mais étaient très consultés. Les journalistes se sont aperçus qu’ils n’avaient plus ni le monopole de l’information ni le magistère de sa diffusion et cela a remis en cause leur identité professionnelle. On se demande, qu’est-ce que le numérique apporte aux journalistes ? Il lui enlève du temps pour investiguer, pour rencontrer les gens, pour aller découvrir… mais il lui donne la capacité d’avoir un nouveau réseau de sources différent de celui des agences. Le journaliste doit apprendre à se servir des personnes qui commentent ses articles et qui lui apportent plus de précisions. Il faut travailler en intelligence avec ces gens-là. La redéfinition du journaliste est en train de se remettre en place, le professionnel est capable de gérer un réseau de correspondants virtuel et est capable d’arriver à vérifier les sources. » Pr Demailly se demande, actuellement, ce qui est encore journalistique dans une information. « Chaque matin, dans les journaux télévisés ou dans les quotidiens, nous avons de l’information, mais ce ne sont plus des scoops. Les scoops sont du domaine de l’écrit numérique et non du domaine de la presse écrite. Les imprimeries se renouvellent et nous voyons apparaître d’autres modèles rédactionnels. C’est en fait l’écrit numérique qui est remis en cause. » M. Nasr prend à son tour la parole et insiste sur le fait que « Les amateurs qui se trouvent sur la toile sont beaucoup plus nombreux que les journalistes. Ils ont même un meilleur accès aux numériques que certains professionnels. Si internet constitue une formidable richesse, une base de données fabuleuse, il y a aussi du tout et du n’importe quoi. Les gens ne s’en rendent pas compte. Je ne pense pas qu’un amateur puisse valider une information comme un professionnel. L’information est devenue trop rapide et sa vérification prend plus de temps. On ne peut plus faire de scoop. Si on sort un scoop et le lendemain il y a un démenti, puis un démenti sur le démenti. Où est la crédibilité du média ? L’information doit être validée avant d’être balancée». Selon Pr Patrin Leclère « Les médias jouent avec le feu, malgré eux, quand ils se mettent tous à produire les mêmes fils d’actualités, les mêmes fils d’alertes. Ils se mettent en concurrence, et des fois dans un même groupe médiatique, car ils sont tributaires d’une recherche de financement en fabriquant du clic sur internet pour pouvoir vendre de l’audience publicitaire. La course aux clics s’est substituée à la course au scoop qui les conduit à rendre visible, malgré eux, le fait qu’ils ont peu de valeurs ajoutées par rapport aux non professionnels. Moi, ma conviction est qu’il faut mettre un terme, avoir des chartes éditoriales et des revendications éthiques assumées pour dire qu’est-ce qui fait que journalisme est journalisme. On a favorisé un journalisme porte micro ; être le premier sur le terrain au détriment de la crédibilité et de l’investigation. » Elle souligne tout de même l’importance pour une rédaction de prendre en charge sa propre visibilité sur les réseaux sociaux. C’est une nécessité. Pour M. Nasr, nous ne pouvons pas mettre sur le même plan les grandes agences professionnelles et internationales et Facebook. « L’information provenant des agences est validée car il y a un travail professionnel qui se fait au préalable. » Reprenant une citation anonyme, Pr Demailly rappelle un des rôles actuels du journaliste. « Dans le monde, quelqu’un a dit, sur 7 milliards d’habitants il y a 6 milliards de Smartphones donc 6 milliards de journalistes. Si nous partons de ce principe-là, nous allons tomber dans une espèce de pagaille, dans une jungle. Vis-à-vis de cet afflux d’informations, c’est au journaliste de faire les choix. » Pr Patrin Leclère tient à ajouter que « Le rôle du journaliste ne doit pas être uniquement la vérification de la véracité d’une information. Le vrai travail journalistique doit être principalement (mais ne l’est que marginalement en ce moment) la création d’informations. » Concernant le journalisme d’investigation, M. Nasr note qu’il n’existe pas au Liban. « Ce n’est pas évident de gratter dans les scandales, sauf dans certains cas pour des sujets consensuels : sécurité sanitaire des aliments, écologie, environnement… Il y encore du chemin à faire. Et cela pour des raisons de sécurité. » Suite à ces premiers échanges, Pr Monin met terme au débat fermé et décide de laisser la parole au public invitant M. Georges Eid, Chef adjoint de la rédaction à MTV, de rejoindre le panel et de témoigner de ses propres expériences sur le sujet. « Le débat qui se fait sur réseaux sociaux est un autre moyen de vérification de l’information. Cela sert d’auto-filtre. » M. Eid précise aussi que certains bloggeurs célèbres sur la toile ont acquis la confiance de leurs « followers ». Pr Demailly revient sur ce point important. « Rue 89 est un site monté par les journalistes de Libération, ils ont voulu s’entourer d’une équipe pour faire face aux réseaux sociaux tout en restant maîtres d’œuvre de cette équipe. Ils ont ajouté à leurs compétences professionnelles des experts en économie, en politique… et un certain nombre de bloggeurs de confiance repérés à travers les analyses et les sujets qu’ils traitent et les personnes qui consultent leurs blogs. L’équipe possède alors trois points de vue. Les journalistes professionnels orchestrent cet ensemble pour produire une information sans laisser les réseaux sociaux prendre la main. » Pr Demailly redéfinit le travail du journaliste du futur. Il doit avoir la capacité à mener des projets et à diriger une équipe. Maître Michel Khadige, professeur à l’USJ, présent dans l’audience, prend la parole pour parler un peu du côté juridique de la situation. « Un des problèmes qui existe sur Internet, est le sentiment d’impunité : tout le monde se croit capable de dire tout et n’importe quoi sans en assumer la responsabilité. C’est là où le droit doit intervenir. Toutes les professions sont passées au numérique mais contrairement au journalisme, elles sont régulées. Le problème dans l’information, c’est que tout le monde s’est senti capable de devenir journaliste. Le droit doit responsabiliser à nouveau ces gens ; le journalisme est une profession comme les autres. Le fait de filtrer une information est une forme de responsabilité. Les utilisateurs des réseaux sociaux vont prendre conscience qu’ils ne peuvent pas dire n’importe quoi. J’espère qu’on reviendra sur une revalorisation du travail du journalisme professionnel. » Pr Monin conclut ce débat avec un passage de l’article publié par le quotidien français Le Monde à l’occasion de ses 70ans. Cet extrait résume clairement l’actualité de la situation et vient appuyer tout ce qui a été dit par les intervenants. « Informer à l’heure d’Internet - Dans ce chaos, il y a pourtant des éléments de stabilité, les règles fondamentales du journalisme restent les mêmes : vérifier l’information, donner la parole à tous les camps, fournir le contexte qui permettra à chacun de se faire sa propre opinion, hiérarchiser l’information 24/24h désormais. Les idéaux pour lesquels on choisit ce métier sont toujours bien vivants, les débats sur l’importance à donner à tel ou tel événement toujours aussi forts. Simplement les engueulades de rédaction se font plus par messagerie instantanée qu’autour d’une table de réunion. Peu importe le canal sur lequel nous nous enverrons des invectives, […], l’important est que ce débat se poursuive. Le vrai danger pour la liberté de l’information est là, dans l’absence des débats. » Pr Monin a ensuite invité tous les présents à poursuivre ce débat autour d’un vin d’honneur offert pour l’occasion. Par Sandrine PAYAN