Il faut à tout prix apprendre aux traducteurs et interprètes comment tirer le meilleur parti de l'IA!

Juin 2024

Dans cette rubrique, Re-source, nous nous penchons sur les profils d’anciens Étibiens et Étibiennes.  À l’occasion de la prochaine célébration du 45ème anniversaire de l’ETIB en 2025, nous avons choisi Mme le Professeur Lina Sader Feghali qui porte l’ETIB dans son cœur depuis 43 ans, d’abord en tant qu’étudiante et ensuite en tant qu’enseignante-chercheuse, et qui prend à cœur les multiples fonctions qui lui y sont confiées. Principale promotrice des technologies de la traduction à l’ETIB, elle défend corps et âme le travail en synergie avec la machine pour en tirer le meilleur parti et consacrer ses efforts aux tâches qui ont une plus forte valeur ajoutée car elles requièrent de l’inventivité et de la créativité.

Chère Lina, vous portez avec brio tellement de chapeaux, racontez-nous en quelques mots votre parcours professionnel !

Mon parcours est classique. J’ai suivi toutes mes études universitaires (licence, master et doctorat) à l’ETIB. Ayant abandonné (sans aucun regret) mon rêve d’adolescente de devenir « journaliste-interprète », j’ai découvert la terminologie qui est devenue et restée ma passion. Voici en bref, mon parcours d’enseignante-chercheuse.

Ma première expérience d’enseignement à l’USJ a été au CREA où j’ai assuré des cours d’arabe aux non arabophones. À cause de la guerre et du manque d’effectifs au CREA, j’ai eu la chance d’être recrutée pour élaborer du matériel et donner des cours de Techniques de travail et d’expression en langue française dans les différentes facultés (médecine, pharmacie, médecine dentaire, etc.). Ce n’est qu’après avoir soutenu un mémoire de traduction portant sur la terminologie et effectué des séjours d’étude en France et au Canada pour suivre des cours de terminologie que je suis devenue enseignante de terminologie à l’ETIB à partir de 1993. Ensuite, j’ai pris en charge les cours de traduction médicale (car je préparais ma thèse de doctorat sur le sujet) ainsi qu’un cours de traduction médiatique. Dans le cadre de ce dernier cours, j’ai adopté l’approche par projet et j’ai créé une publication Mosaïk qui est devenue ensuite un blog pour y publier les productions des étudiants. Compte tenu de l’intérêt que j’ai toujours porté aux technologies de la traduction, les cours de TA-TAO et de post-édition m’ont été aussi confiés.

Sur le plan de la recherche, j’ai été nommée, en 1996, chef de section du Centre d’études et de recherches en terminologie arabe (CERTA) qui venait d’être créé comme structure de recherche de l’ETIB. Jusqu’à la fin de mon mandat, en 2005, j’ai œuvré pour que le CERTA se forge une place dans le domaine de la terminologie en créant un site et une base de données de néologismes (avec le soutien de l’AUF) et en publiant 7 numéros (1999, 2000, 2001, 2002, 2003, 2004 et 2005) d’un bulletin terminologique que j’avais nommé Terminus ainsi qu’un numéro spécial de la revue Al-Kimiya. En 2017, j’ai été nommée responsable de l’axe Terminologie de la nouvelle structure de recherche de la FdLT, le CERTTAL. En 2018, je décroche une subvention du BMO de l’AUF et du Conseil de la recherche de l’USJ pour le financement d’un projet de coopération scientifique interuniversitaire dont le principal objectif est la conception d’une base de données trilingue disponible en accès libre sous licence Creative Commons CC BY-NC-SA 4.0 et la publication d’un ouvrage sur la terminologie de l’enseignement de la traduction et de la traductologie.

Sur le plan administratif, je porte plusieurs chapeaux : chargée des relations internationales et des mobilités, référent qualité, référent numérique, déléguée au Réseau de pédagogie universitaire, membre de la Commission permanente de l’orientation stratégique du numérique et de l’intelligence artificielle de l’USJ, représentante des enseignants et organisatrice des deux concours de traduction adressés aux lycéens : le Concours Joseph Zaarour pour la meilleure traduction et le Prix lycéen de la traduction francophone.

En quoi la formation à l’ETIB vous a-t-elle servi ?

La formation à l’ETIB m’a permis de développer ma soif d’apprendre, mon esprit critique, le sens de l’engagement et des responsabilités, la capacité de communiquer, l’esprit d’équipe ainsi que le sens de la rigueur et de la précision. Elle m’a aussi encouragée à toujours sortir des sentiers battus pour relever de nouveaux défis en proposant des idées novatrices et originales.

Que retenez-vous de votre parcours universitaire ?

Je fais partie de la deuxième promotion de l’ETIB. Nous avons été en quelque sorte des « cobayes ».  Je suis profondément reconnaissante envers les fondateurs de l’école (les révérends pères Roland Meynet s.j. et feu René Chamussy s.j.), les directeurs qui leur ont succédé (les Professeurs Jarjoura Hardane et Henri Awaiss) et tous mes enseignants. Bien qu’ils ne fussent pas des traducteurs professionnels, ils ont réussi leur pari. Ils ne nous ont pas seulement transmis leur immense savoir mais ils ont surtout eu confiance en nous puisqu’ils nous ont poussés à aller toujours de l’avant pour développer de nouvelles compétences et les mettre au service de l’ETIB. Ils nous ont aussi permis de faire des rencontres exceptionnelles avec des traducteurs, interprètes, traductologues de renom grâce aux relations de collaboration qu’ils ont établies à l’international pour faire entrer l’ETIB dans la cour des grands. Grâce à eux, je suis devenue ce que je suis.

Quel est votre plus beau moment à l’ETIB ?

Je suis à l’ETIB, en tant qu’étudiante d’abord et puis en tant qu’enseignante, depuis plus de 40 ans. C’est ma deuxième maison. Il y a plusieurs beaux moments à l’ETIB : ce sont les moments où nous célébrons tous ensemble nos réalisations sur les plans professionnel et personnel, la réussite de nos étudiants qui se démarquent, la reconnaissance internationale de l’ETIB et le succès professionnel de nos anciens.

Être traductrice cela vous a-t-il aussi servi dans le monde de la terminologie, par exemple ?

Je considère que la traduction et la terminologie sont indissociables. Pour bien traduire un texte (notamment dans un domaine de spécialité), il faut comprendre les notions et utiliser les équivalents adéquats. D’ailleurs, 40 à 60 % du temps imparti à tout projet de traduction devrait être consacré à la recherche documentaire et terminologique. Cependant, il ne suffit pas que la terminologie soit correcte et cohérente, il faudra aussi que le texte traduit soit clair, précis et concis, autrement dit conforme aux conventions textuelles, et en adéquation avec les attentes du public cible. Pour mieux faire comprendre ce lien indissociable, j’ai souvent recours à la métaphore de la « brioche aux raisins » de Danica Seleskovitch dans laquelle les raisins (les termes) résistent à la cuisson (la traduction) alors que la pâte (le texte traduit) doit avoir la bonne texture (la cohérence et la fluidité) et présenter les qualités gustatives requises (l’adéquation à la finalité).

Quelles compétences majeures jugez-vous indispensables à faire acquérir de nos jours à un traducteur/interprète ?

C’est une formation qui exige l’acquisition de plusieurs compétences qui sont, à mon avis, d’égale importance pour devenir un professionnel digne de ce nom. Ce qui différencie un traducteur/interprète professionnel d’une personne bilingue c’est qu’il a acquis une connaissance experte par la formation et l’apprentissage continus. Pour devenir un expert, il faut faire preuve de motivation, d’esprit d’initiative et surtout de modestie. Il faut aussi donner du temps au temps.

Quel est le conseil que vous donneriez aux jeunes traducteurs et interprètes qui intègrent bientôt le marché du travail ?

Voici les trois conseils que je pourrais leur prodiguer :

  • Visez toujours plus haut en sortant constamment de votre zone de confort et en repoussant sans cesse vos limites pour accroître le champ de vos compétences et développer votre créativité.
  • Soyez passionnés, motivés et persévérants pour mieux faire face aux épreuves et pour savoir tirer des leçons de vos échecs qui vous rendront toujours plus forts.
  • Saisissez les opportunités au bon moment tout en ne perdant pas de vue les valeurs humaines fondamentales telles que le respect de soi et des autres, l'autonomie, l'équité, l'intégrité, etc.

Dans ce monde en pleine mutation, pensez-vous que l’IA pourra bientôt remplacer les traducteurs et les interprètes ?

Les tentatives visant à remplacer les traducteurs ne datent pas d’hier. Comme toutes les professions, la traduction ne peut échapper à l’automatisation. La demande pour la traduction ne cesse de croître contre une offre qui ne peut y répondre soit par manque d’effectifs, soit par manque de compétences, soit tout simplement par manque de moyens financiers. C’est ce qui a d’ailleurs contribué au succès des outils de traduction automatique en ligne considérés rapides, bon marché et accessibles à tous, et ce d’autant plus que les systèmes actuels basés sur l’IA sont devenus plus performants dans certains domaines et certaines combinaisons linguistiques. Cependant, la traduction entièrement automatique de haute qualité est un objectif qui n’a pas encore été atteint car l’intervention humaine demeure indispensable, soit en amont pour pré-éditer la sortie machine, soit en aval pour la post-éditer.

Il est aussi nécessaire de rappeler à cet égard les dangers de l’utilisation des outils de traduction automatique en ligne en termes de confidentialité, d’appauvrissement de la langue et de production de contenus remplis d’erreurs, de toutes sortes, sous des apparences trompeuses de fluidité et de cohérence.

Le rôle des professionnels de la traduction en chair et en os, que certains appellent des biotraducteurs, est d’adopter la technologie puisque la traduction automatique a été intégrée aux systèmes de traduction assistée par ordinateur en devenant un outil d’aide à la traduction au même titre que la mémoire de traduction, les concordanciers et les bases terminologiques. Cependant, ils doivent apprendre à l’utiliser de manière réfléchie en faisant valoir avant tout leur savoir-faire et en remettant systématiquement en question sa pertinence en fonction du contexte d’utilisation. En adoptant la technologie, le traducteur humain peut gagner du temps et se libérer des tâches répétitives afin de consacrer ses efforts à celles qui ont une plus forte valeur ajoutée car elles font appel à son inventivité et à sa créativité. 

Quant aux interprètes, ils ont été eux aussi touchés par la technologie mais la communication orale est bien plus complexe car il ne faut pas oublier que l’interprète ne traduit pas seulement le message mais il traduit aussi l’intonation ainsi que le non-verbal (gestes et mimiques) de l’orateur que la machine ne perçoit pas.

En bref, les traducteurs et les interprètes devront apprendre à s’adapter aux changements, en mettant en exergue leur valeur ajoutée, et ce, en confiant à la machine les tâches les plus rébarbatives pour décharger partiellement leur charge cognitive au profit d’autres tâches et en assurant une prestation de service de meilleure qualité. On parle d’ailleurs de plus en plus actuellement de la « traduction augmentée » qui optimise le flux de travail entre les humains et la technologie.

En définitive, il est inadmissible de nos jours d’adopter la politique de l’autruche et d’occulter l’importance des technologies de la traduction et des grands modèles de langage (IA générative). Il faut à tout prix apprendre aux traducteurs et interprètes comment en tirer le meilleur parti. Je rappelle sans cesse à mes étudiants les propos d’un spécialiste de la TA qui m’avait dit dans les années 1990 : « La machine ne dépassera jamais l’intelligence de son concepteur, autrement dit l’Homme ».

Quelle est la plus-value de la formation de traduction/interprétation ?

C’est une formation polyvalente qui offre de nombreux débouchés. C’est pour cette raison que j’encourage mes étudiants à suivre un parcours « personnalisé » pour se démarquer de leurs pairs. Je m’explique : un étudiant qui s’intéresse au droit et à la traduction juridique, par exemple, ne devrait pas se contenter de réussir simplement les cours dispensés à l’ETIB mais il a tout intérêt à approfondir ses connaissances et à développer ses compétences en suivant des cours optionnels de droit, en se documentant, en suivant des stages dans des cabinets d’avocats, etc.

Quelle idée aimeriez-vous ajouter ?

J’aimerais profiter de cette entrevue pour lancer deux appels :

Le deuxième appel s’adresse aux enseignants-chercheurs et aux doctorants pour les encourager à adhérer au Réseau LTT afin qu’ils soient associés aux différentes activités et formations organisées. C’est grâce à ce Réseau (et notamment à son fondateur André Clas) que j’ai fait mes premiers pas dans le monde de la recherche. Ayant été élue Secrétaire générale de ce Réseau, depuis le mois de juin 2023, j’œuvre avec la Présidente et le Conseil d’administration afin de redynamiser le Réseau et espère que nous réussirons dans notre mission.

 

Propos recueillis par :

Elsa Yazbek Charabati

Chef du Département d’interprétation

Rédactrice en chef de la « NdT »