L’Académie de formation à la citoyenneté (AFC) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) a lancé le 9 octobre 2023, à l’Auditorium François S. Bassil du Campus de l’innovation et du sport de la rue de Damas, le Diplôme universitaire en engagement civique et démarche citoyenne. Le DU bénéficie du soutien de la Faculté des lettres et des sciences humaines, de celui de la Faculté de droit et des sciences politiques de l’USJ, de celui la Fondation Diane ainsi que du généreux support de la Tamari Foundation et de l’Association Liban Avenir Meilleur (ALAM Suisse).
Dans son mot, la directrice de l’AFC, le Pr Roula Abi Habib Khoury, a estimé que « le réel libanais, vu tel qu’il est, a des airs particulièrement décourageants. Il présente des caractéristiques tenaces comme le communautarisme, la reproduction infatigable de la classe politique, la corruption systémique et culturelle, le tout plongé dans un contexte régional des plus compliqués ». La prise de conscience « de l’effet engourdissant de ce regard réaliste jeté sur le monde et sur la société », a poussé Abi Habib Khoury à accueillir favorablement la proposition du Recteur de créer à l’USJ L’Académie et de préparer un diplôme universitaire promouvant l’engagement civique et encourageant les démarches citoyennes. « Et si, finalement, se demande la directrice de l’AFC, contre le sentiment d’impuissance et par-delà les appartenances, les différends, les visions du monde, les idéologies, nous décidions tout simplement de forger les moyens de mieux vivre et de bien vivre ensemble ? ».
« C’est bien cela l’objectif ultime du diplôme universitaire que nous lançons et qui entend réimaginer le contrat social libanais en encourageant nos jeunes à s’engager activement dans la vie et les débats des institutions démocratiques », affirme-t-elle.
Le DU propose donc aux étudiants « de songer à l’avenir et d’explorer le monde des possibles. C’est ainsi qu’au lieu de constater les impasses, il les pousse à imaginer des scénarios citoyens pour le pays ; au lieu d’incriminer la Constitution, il leur propose d’analyser ses points forts et de réfléchir à des amendements facilitant la construction d’une citoyenneté positive. Au lieu de se lamenter sur notre passé, il les aide à identifier des initiatives constructives dans l'histoire du Liban et à imaginer ce qui aurait pu advenir si les conditions du déroulement de l’histoire avaient été différentes. » Il s’agit pour elle, en somme, de « troquer la tyrannie du réel contre la poésie du possible ».
Le programme les aidera également à identifier le potentiel et les besoins locaux, à revaloriser les partis politiques et à redéfinir leur rôle, à comprendre et à utiliser les moyens de participation sociale et de contestation politique, à identifier et à promouvoir la notion de compétence dans un État de droit, à reconnaître la protection et la gestion de l’environnement comme piliers du vivre ensemble, à tracer des stratégies incitatives poussant les femmes compétentes à s'engager dans la cité, à pratiquer la solidarité sociale et à concevoir des projets citoyens.
De son côté, le Pr Salim Daccache s.j., recteur de l’USJ, a rappelé qu’une « des raisons d’être de l’USJ est de travailler en profondeur afin d’aider à la construction d’une identité et d’une appartenance libanaise. En participant activement à la mise en place de l’Etat libanais, ainsi que ses structures administratives, notre Université assume une responsabilité culturelle et politique pour réfléchir sur la notion de citoyenneté et ses implications pratiques. L’USJ s’est engagée à relever ce défi majeur et contribuer à faire réussir la vie en commun de libanais autour des valeurs de la liberté, de la tolérance, de la participation démocratique, le respect mutuel et le pluralisme, consignées dans sa charte de 1975 ».
Si les instituions libanaises sont paralysées, si la démocratie fonctionne mal et si les contre-pouvoirs sont inexistants, note le Recteur, c’est bien à cause de l’absence de l’éducation civique et de l’ignorance de la valeur de la participation citoyenne au profit du sectarisme et de l’exclusion. « Notre tâche, affirme-t-il, consiste alors à repérer les valeurs communes qui peuvent être à la base de notre citoyenneté libanaise. Ainsi l’Académie est la réponse forte de la jeunesse libanaise elle-même à sa quête d’une restauration de cette citoyenneté. »
Mme Samia Tamari, a rappelé dans son mot que son mon mari Abdallah et elle-même ont fondé la Tamari Fondation pour pouvoir à travers l’éducation préserver la dignité humaine et assurer un avenir meilleur aux jeunes. « En 10 ans, poursuit-elle, nous avons octroyé des centaines de bourses, participé à l’amélioration des infrastructures d’écoles et d’universités et mis en place des projets éducatifs innovants avec nos partenaires. »
Cet engagement, affirme Tamari, prend tout son sens dans le Liban d’aujourd’hui où l’éducation devient malheureusement de plus en plus un luxe et non un droit. « En tant que Fondation, ajoute-t-elle, nous avons toujours eu la certitude que l’éducation n’est pas uniquement un savoir-faire mais surtout un savoir être. Les étudiants que nous soutenons partagent nos valeurs de tolérance d’aide au prochain et surtout notre idée qu’en chacun de nous existe un potentiel d’être un acteur de changement pour une société meilleure. »
« Beaucoup diront qu’un DU en engagement civique et démarche citoyenne est secondaire dans un environnement où les problèmes pressants sont bien plus terre à terre. À cela je réponds qu’il ne sert à rien d’avoir de brillants ingénieurs, médecins et avocats, si c’est pour exercer dans un État de non droit où les institutions sont bafouées et le clientélisme est roi. Le Liban de demain ne pourra se reconstruire sans de vrais citoyens. C’est le rôle qui vous incombe de jouer dès aujourd’hui », conclut Tamari.
Conférence inaugurale
La conférence inaugurale du DU, intitulée « Construire une citoyenneté libanaise : problématiques et réalités », a été prononcée par le Pr Joseph Maïla, qui a commencé sa conférence en affirmant que la construction d’une citoyenneté libanaise est prioritaire malgré les contraintes découlant du contexte compliqué dans lequel évolue le pays. La citoyenneté, à part le fait d’être une appartenance et le fruit d’une éducation, est surtout une garantie de la solidarité nationale. Maïla déroule ensuite l’arrière-fond philosophique et conceptuel de la notion de citoyenneté, qui est au cœur de la philosophie politique, en remontant aux Grecs qui ont été les premiers à réfléchir sur le fondement de la Polis définie comme la communauté de ceux qui sont réunis en vue du Bien commun. Il annonce ensuite les trois moments de son analyse : la notion de citoyenneté, les types de citoyenneté, les piliers de la citoyenneté.
Maïla relève l’actualité de la définition grecque de la citoyenneté qui tourne autour de la vie bonne, en commun, la vie avec autrui et l’élaboration d’objectifs collectifs et s’interroge sur « ce qui nous a manqué », nous Libanais, pour être des citoyens. Qu’est ce qui nous a empêché, se demande-t-il, d’abandonner la violence et de trouver un cadre juridique d’entente ? Sa réponse est qu’à la différence d’autres États « fragiles », nous n’avons pas su faire fond sur l’expérience du malheur. C’est qu’il ne suffit pas de dérouler un roman national pour signifier que l’on appartient à une communauté politique, à une nation, il faut également apprendre de ses malheurs ; et le début de la sagesse est de tirer des leçons au lieu de s’acharner à reproduire les mêmes comportements conduisant aux mêmes impasses. Joseph Maïla a plaidé ensuite pour une citoyenneté active dans un État de droit, c’est-à-dire un État qui se soumet au droit. La notion de citoyenneté bien qu’elle sous-entende la participation politique, poursuit-il, n’est pas forcément associée à l’idée de démocratie. Dans le monde arabe, et ailleurs, il y a ainsi des États sans citoyens. Au Liban, la situation est celle de citoyens sans État. Une définition moderne de la citoyenneté serait celle de Paul Ricœur qui définit la citoyenneté comme « la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes ».
Dans la deuxième partie de sa conférence, Joseph Maïla a évoqué les trois conceptions selon lui de la citoyenneté : la conception universaliste issue de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 que relaie la Déclaration universelle des droits de l’Homme des Nations unies de 1948, la conception développée dans les sociétés multiculturelles, le plus souvent ouvertes à l’immigration et qui prend en considération et valorise les spécificités socioculturelles des citoyens, et la conception libanaise de la citoyenneté qui mêle les deux mais qui n’a pas su ménager toutefois un espace propre et fort à l’État. On a alors abouti à une « citoyenneté par itération », par répétition, en quelque sorte par dédoublement : l’État double les communautés qui, chacune à leur tour, double l’État. « Nous avons communautarisé l’État et étatisé les communautés » dit Joseph Maïla. Les droits des citoyens sont ainsi ignorés et l’on se dispute autour du système confessionnel. Dès lors, l’État n’a plus d’identité, il n’exerce aucune attraction, « il ne fait pas envie », on ne s’identifie pas à lui car « personne n’a envie de s’identifier au vide ».
La troisième partie de la conférence de Joseph Maïla a traité des piliers de la citoyenneté : construire une citoyenneté libanaise suppose le non-recours à la violence, l’engagement dans un « processus de civilisation » comme décrit par Norbert Elias éloignant la possibilité même de la violence, l’effectivité de la redevabilité au niveau politique et l’instauration de la justice sociale.
Le Pr Maïla a conclu sa conférence en rappelant que l’émergence d’une citoyenneté libanaise active suppose en premier le retour de l’État et de la justice. Elle dépend également de la formation générale à une éducation civique permettant à l’école d’inculquer à enfants du Liban des valeurs de civisme dont ils pourront constater l’application dans leur vie de tous les jours. L’émergence de la citoyenneté appelle enfin à un réveil de la société civile, une nouvelle façon d’investir l’espace public, de descendre dans l’Agora, et de prendre la parole pour aider à bâtir « des institutions justes dans un pays juste ».
Il convient de noter que les cours du DU s’étendent d’octobre en décembre, qu’ils sont assurés en ligne les vendredis après-midi et les samedis. Le DU compte une première promotion de 35 étudiants.
Consultez l'album photos