Vous avez récolté le fruit de vos études, et vous êtes à la veille d’une nouvelle vie. Dans quel pays ? Dans quel monde ? Peut-être ne le savez-vous pas encore ?
Partout, l’avenir manque de visibilité. Pour ce qui est du Liban, le moins que l’on puisse dire est que son avenir est pour l’instant saboté par les forces qui le gouvernent. Par « forces » j’entends aussi bien la plupart des gouvernants politiques que nos mentalités, nos modes de représentation et de pensée. Tout ce qui, dans nos comportements, alimente le désastre politique et son cercle vicieux. Le passé et ses archaïsmes pèsent très lourd sur le présent. Votre génération hérite donc d’un temps où le présent est partiellement confisqué par le passé plutôt qu’armé par lui pour l’avenir. S’il est un âge qui a le pouvoir de renverser la donne, c’est le vôtre. Vous avez le droit, peut-être même le devoir, de vous affranchir de ce qui empêche le mouvement. Chacune de vos disciplines touche de très près aux leviers du changement. Vous voilà donc face à un défi passionnant : gagner votre vie et lui donner un sens. La mettre en marche. Faire aller de pair la conscience de soi et la conscience de l’autre. Construire votre parcours personnel en rapport avec l’environnement : l’humain, l’écologique, le civique. Ce projet est d’autant plus exigeant que vous êtes la génération qui va se servir d’un potentiel formidable qui est aussi une grande menace : l’intelligence artificielle. Vous allez devoir inventer un nouveau langage. Lequel ? Je ne saurais le dire. Il me semble toutefois qu’il est un critère qui ne peut pas mentir : celui qui consiste à faire, en tant qu’êtres humains, ce qu’une machine ne pourra jamais faire. Plus l’intelligence artificielle va gagner du terrain, plus la vôtre va être appelée à défendre le territoire de la survie de l’espèce humaine : le territoire de l’être. Vous me direz que le sujet est moins d’actualité pour le Liban que pour les ingénieurs de la Silicon Valley. Je n’en suis pas sûre car 1) tout va très vite à l’heure qu’il est. 2) l’IA ignore le temps et l’espace. Elle pourra traiter de toutes les données dont dispose l’humanité, elle ne pourra pas vivre. Si bien que j’ai envie de vous suggérer de donner à ce verbe - le verbe vivre - une place prépondérante dans votre vision de l’avenir. Vivre est un des rares verbes, peut-être le seul qui ne tombe pas sous le sens. Dire je mange, je marche, je travaille, c’est indiquer trois actions en cours. Immanquablement. Dire je vis suffit pour indiquer qu’on est en vie, mais ne suffit pas pour indiquer que l’on vit. Quelle que soit la carrière qui vous attend, je vous la souhaite vivante.
Le mot succès implique l’atteinte d’un objectif, il peut signifier, selon l’objectif, le meilleur et le pire. Tout dépend de ce vers quoi il tend, du mouvement, du chemin, de ce qui nous mobilise pour l’atteindre. À lui seul, le mot succès est donc insuffisant. Nous sommes dans une époque qui traite volontiers de la réussite comme d’une affaire matérielle ou médiatique. Or le succès moins l’amour et moins la liberté, qu’est-ce que c’est ? Ce sont ces mots – de moins en moins à la mode – que je suis venue vous proposer ce soir. L’amour et la liberté recouvrent à peu près tout ce qui fait la différence entre une existence mécanique et une vie humaine. Nous voici au seuil du mot que je cherchais : l’humanité. Chaque fois que nous la laissons entrer – l’humanité - dans nos travaux, nos relations, nos entreprises, nous sommes à peu près sûrs d’avoir ajouté du sens à la vie. Pas seulement à nos vies, mais à la vie tout court. Ne pas la perdre de vue, cette humanité, réclame une vigilance de chaque instant. Elle demande aussi à se laisser surprendre. « Celui qu’on ne peut pas surprendre n’a rien à donner » disait l’écrivain Schnitzer. Je vous souhaite de tout cœur des succès qui motivent, au-delà de soi, qui surprennent, qui nourrissent et suscitent chez les autres ce qu’ils ont de meilleur. Nous sommes dans un moment de l’histoire où le repli en vase clos est une tentation compréhensible, mais pas souhaitable. À terme, elle est dommageable pour tout le monde. Profitez pleinement du luxe de votre âge : celui de pouvoir augmenter vos perspectives et vos marges de manœuvre en vous ouvrant aux autres, aux différences, aux changements. Et dans l’adversité, profitez encore. C’est en se révoltant qu’on défend la justice. Il n’y a pas de courage sans refus. Pas de choix sans renoncement. Renoncez à tout ce qui vous diminue. C’est en surmontant l’épreuve, qu’on apprend le prix de l’amour. Et c’est grâce à l’amour que les rêves deviennent possibles.