La Faculté de droit et des sciences politiques (FDSP) de l’USJ a présenté le rapport intitulé « Réformer l’Administration libanaise. Contexte, principes et priorités », lors d’une conférence à l’amphithéâtre Gulbenkian du Campus des sciences sociales de la rue Huvelin, en présence, notamment, du vice-président du Conseil des ministres, M. Saadé Chami, du ministre d’État pour le Développement administratif, Mme Najla Riachi, de l’ambassadrice de France, Mme Anne Grillo, de l’ambassadeur du Royaume-Uni, M. Hamish Cowell, du recteur de l’USJ, le Pr Salim Daccache s.j., du doyen de la FDSP et ancienne ministre de la Justice, le Pr Marie-Claude Najm Kobeh, du président de l’Inspection centrale, M. Georges Attieh, ainsi que de hauts magistrats et fonctionnaires, représentants d’organisations locales et internationales, d'enseignants et d'étudiants.
Cette recherche approfondie sur la réforme de l'Administration publique a été menée en 2021-2022 par une équipe d’enseignants-chercheurs de la FDSP, avec le soutien de Siren Associates et l’assistance précieuse de Mme Carole Sharabati. Les travaux ont donné lieu à un rapport, dont le contenu particulièrement fouillé et pertinent, s’achève sur une série de recommandations précises qui constituent un agenda de futures discussions et peuvent contribuer à favoriser une meilleure gouvernance au Liban.
Le rapport, accessible en ligne en français, en arabe et en anglais, est perçu par le Doyen Marie-Claude Najm comme « un acte de foi et un acte de résistance. Un acte de foi, d’abord, en l’État, précise-t-elle. Ce grand corps malade et désarticulé, gangréné par le pouvoir clientéliste, écarté des projets de réforme puisque décrié comme réfractaire à toute modernité, imperméable à tout succès, et donc perçu comme obstacle même à la réforme, celle-ci se limitant à emprunter les circuits parallèles de la privatisation et des ONG ».
« La recherche qui vous est présentée, précise le Doyen de la FDSP, prend le contrepied de cette tendance qui rejette l’Etat en marge de nos vies. Elle rejoint aussi le choix que notre Université, notre Faculté, ont retenu en faisant le pari de l’engagement citoyen et du bien public .»
« Ce projet est, ensuite, un acte de résistance, poursuit l’ancienne ministre de la Justice. Un acte de résistance, locale et universitaire, à un réformisme le plus souvent importé, parachuté, copié-collé, et qui, se heurtant inévitablement à la réalité locale, est condamné à rester lettre morte. Les pessimistes pourront, certes, s’interroger sur la viabilité politique de ce rapport et de ses propositions, à un moment, surtout, où l’effroyable crise financière est en train de vider une administration démunie et exsangue de ses fonctionnaires les plus compétents. C’est précisément le sens de toute résistance universitaire au statu quo, au fatalisme et à la lassitude. L’histoire nous enseigne au demeurant que les grandes réformes surviennent au lendemain des périodes de crise. »
« Parce que la mission de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth est de veiller sur le bien commun, je salue ce travail qualitatif et quantitatif », affirme de son côté le Pr Salim Daccache. « J'ai commencé à lire les résumés de cette grande enquête, poursuit-il, et j'en suis sorti satisfait, car ils touchaient à de nombreux points sensibles dont notre Administration souffre, au point qu'elle tient à peine le coup aujourd'hui. Force est de constater que de larges pans de cette Administration sont devenus l'image et l'écho des conflits politiques et sectaires, provoqués par une classe politique et clientéliste qui veut chaque jour sa part du gâteau. »
Après avoir lu des extraits d'un discours prononcé par le patriarche Elias Howayek il y a plus de 90 ans, dans lequel il avertissait les responsables politiques de son temps du sort malheureux qui menace l'existence du pays - qu'il rêvait comme modèle d’harmonie et de comportement politique moral - à cause de la corruption et du clientélisme, le Recteur a estimé que la situation s'aggravait depuis trente ans. « Il y avait une loi interdisant aux partis politiques de s'immiscer dans les affaires de l'Administration, poursuit-il, mais elle a été annulée et, à l'heure actuelle, ce sont les employés vertueux et guidés par l'intérêt public qui sont interdits de dire la vérité. » Et de conclure en s’adressant aux responsables politiques : « Retirez vos mains polluées de l'administration, et nous veillerons à ce qu'elle se redresse et se rétablisse ! »
« L'Inspection centrale est un partenaire essentiel de la réforme », rappelle ensuite son président, M. Georges Attieh. « Depuis que nous avons pris nos fonctions, affirme-t-il, nous en sommes venus à envisager un ensemble d'objectifs : encourager les ministères à fournir des données accessibles au public, impliquer la société civile et les médias dans le suivi du travail de l'Administration, fournir des systèmes informatiques avancés pour servir les citoyens rapidement et efficacement sans friction entre ces derniers et les fonctionnaires et lancer un centre de réception des plaintes, afin que les citoyens puissent signaler leurs griefs et fournir des informations contre la corruption par les moyens de communication numériques. »
Cet état des lieux dressé par les intervenants est partagé par l’ambassadeur du Royaume -Uni, M. Hamish Cowell, qui a convenu que « le processus économique, social et politique a un impact débilitant sur l'infrastructure nationale, l'Administration publique et la vie quotidienne des citoyens. Comme le mentionne le rapport, précise-t-il, nous avons besoin de solutions durables pour relever les défis auxquels est confrontée l'Administration au Liban. La réforme n'est jamais facile, c'est pourquoi le Royaume-Uni estime que la seule voie durable est une réforme profonde et systémique de l'économie et de la gouvernance du Liban ».
Selon l’ambassadrice de France, Mme Anne Grillo, « d’aucuns pourraient être tentés de renoncer à réformer, voire même de trouver cela incongru. Comment réformer l’État libanais et son Administration alors qu’en haut la vacance institutionnelle se poursuit, et qu’en bas les fonctionnaires sont obligés de trouver du travail ailleurs ? », se demande-t-elle. Toutefois, rendant hommage au travail important mené par l’équipe de recherche et saluant l’énergie et l’audace de Mme Najm, comme ministre puis comme doyenne, au service d’un État de droit, elle ajoute : « C’est le bon moment de penser la réforme, parce que de toute façon, il n’y a plus d’autres choix. Il ne peut pas y avoir de redressement au Liban sans État, n’en déplaise à ceux qui ont toujours investi pour mieux le faire disparaitre, le contourner et tenter de s’en partager les dépouilles ».
Mme Najla Riachi, ministre d’État pour le Développement administratif, a confirmé de son côté, que le rapport va aider à réfléchir aux fondements de la réforme, et « permettre de l’asseoir, enfin, sur des bases juridiques et scientifiques ». Cette réforme qui doit être, selon Riachi, un « processus participatif, un chantier auquel doivent prendre part tous les acteurs de la vie publique, les secteur privé et public, la société civile, les citoyens, les universitaires et surtout aussi les fonctionnaires eux-mêmes car ils possèdent la perspective interne de l’administration ».
Le rapport a été ensuite présenté par ses rédacteurs, enseignants-chercheurs à la FDSP, autour d’une table ronde modérée par M. Benjamin Delannoy, diplômé de l’ENA, conseiller juridique au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale et ancien chef du bureau du droit public général à la Direction des affaires juridiques de la Ville de Paris.
M. Samer Ghamroun a d’abord présenté les deux piliers empiriques et inductifs de la recherche. La première démarche, inédite, a permis d’étudier les principaux rapports stratégiques portant sur la réforme de l’Administration libanaise depuis 1995. Cette analyse critique du discours réformiste met en exergue certaines tendances lourdes en partie responsables de l’échec de la réforme d’après-guerre : ambiguïté de la partie responsable de la réforme, volonté de réduire l’État et son rôle calquée sur le modèle néolibéral, stigmatisation des fonctionnaires, évitement du problème politique, marginalisation du droit présenté comme archaïque, une société libanaise réduite à ses ONG et un citoyen essentiellement consommateur, des acteurs internationaux omniprésents et des effets de mode qui structurent les approches réformistes sans pour autant produire du sens dans l’Administration. La deuxième démarche a permis d’être à l’écoute des hauts fonctionnaires et des inspecteurs en menant des entretiens avec eux. Cette prise en compte de la vision des acteurs de l’Administration produit un diagnostic plus sombre mais plus précis : des fonctionnaires démotivés et concurrencés par des conseillers ministériels tout-puissants, un pouvoir ministériel arbitraire exerçant son emprise sur une Administration engloutie par la politique aux dépens du droit et dépassée de tous bords par des corps concurrents, et des organismes de contrôle absents ou complices. La crise vient parachever ce tableau en vidant l’Administration de ses éléments les plus compétents, la privant ainsi d’un précieux savoir-faire pourtant nécessaire à toute réforme future.
Prenant ensuite la parole, M. Rizk Zgheib a traité de l’optimisation du cadre humain de l’Administration. Concernant le recrutement des fonctionnaires, il a rappelé la délicate question de la conciliation du mérite avec les exigences de l’entente nationale, a insisté sur la nécessité de renforcer la prohibition des discriminations relatives au genre, de revoir le procédé majeur de recrutement, qui est le concours en diversifiant et en professionnalisant les épreuves, de moraliser le recrutement au tour extérieur en durcissant les conditions requises. Quant à la carrière des fonctionnaires, il a critiqué le recours à la contractualisation de la fonction publique, appelant à dynamiser la mobilité horizontale des fonctionnaires, à activer la rotation communautaire entre les emplois supérieurs de première catégorie exclusivement, à supprimer le procédé de mise à disposition des fonctionnaires de première catégorie, à bannir la pratique illégale qui consiste à charger à titre temporaire un fonctionnaire d’un emploi vacant, à rationaliser la mobilité verticale en activant le tableau d’avancement et en rendant la participation de l’Inspection centrale à sa confection obligatoire, à repenser les procédés d’évaluation des fonctionnaires et à modifier la composition de l’organisme d’avancement en consacrant le principe de participation permettant à des représentants élus des fonctionnaires d’y siéger. Enfin, il a évoqué la nécessité de renforcer la procédure de remontrance du subordonné à l’égard de son supérieur hiérarchique, de consacrer le principe de participation des fonctionnaires à l’organisation du service et à la gestion du personnel et le droit de grève.
Dans sa communication, M. Nadi Abi Rached a exposé les résultats de la recherche relatifs aux dynamiques de contrôle interne et externe de l’Administration. Expliquant les dysfonctionnements frappant le contrôle disciplinaire de l’agent public et le contrôle financier de l’Administration, il a fait la lumière sur les considérations autant juridiques que politiques discréditant un contrôle devenu erratique, inefficace, voire souvent complètement paralysé. Il a évoqué ensuite la responsabilité personnelle des administrateurs, compromise par l’immunité de fait dont jouit le ministre, administrateur en chef, une immunité qui affecte par l’effet d’une série de dispositions normatives l’ensemble des agents publics, favorisant ainsi le développement dans l’Administration d’une culture de l’impunité. Après une analyse critique des différentes alternatives envisagées ou envisageables pour remédier à ces déficiences, M. Abi Rached a justifié le choix fait par les chercheurs de procéder à des propositions de réforme ciblées et susceptibles de rationaliser et de stimuler les dynamiques de contrôle de l’Administration, sans remettre radicalement en cause les mécanismes actuels de contrôle, tout à fait adaptables. Quant à l’irresponsabilité personnelle des administrateurs, facilitée par le dispositif juridique actuel, il a expliqué l’impérieuse nécessité d’y mettre radicalement fin par la modification ou la suppression des dispositions normatives favorisant la pérennisation, dans l’Administration, de la culture de l’impunité.
Enfin, axant sa communication sur la nécessité de rationnaliser et de revoir l’organisation des structures administratives, Mme Shehrazade Yara Hajjar a expliqué comment les textes et la pratique permettaient une mainmise du ministre, pôle fondamentalement politique de l’Administration, sur toutes les décisions du ministère mais aussi sur celles d’institutions supposées être indépendantes. Sur le plan de l’Administration centrale, cette mainmise passe par le mépris de la hiérarchie et le contournement du directeur général. Toutes les décisions sont directement ou indirectement prises par le ministre, ce qui a pour conséquence de déresponsabiliser les fonctionnaires. Dans le cadre de la décentralisation territoriale, l’autonomie administrative et financière est mise à mal par le contrôle de tutelle exercé par le ministre de l’Intérieur, le caïmacam et le mohafez sur les décisions prises par les municipalités. La dépendance des municipalités en matière financière est par ailleurs amplifiée par le contrôle exercé par le ministre des Finances sur la Caisse autonome des municipalités. En matière de décentralisation fonctionnelle, on observe la multiplication d’établissements qui échappent aux contrôles prévus pour les établissements publics. On observe aussi la création aléatoire d’autorités administratives indépendantes que les autorités s’abstiennent de mettre en œuvre ou auxquelles le législateur refuse de reconnaître de réelles compétences.
Les discussions animées qui ont suivi les communications ont révélé le grand intérêt du public pour les questions abordées. Le premier objectif du rapport a ainsi été atteint : susciter l’intérêt, créer un débat public, faire émerger une demande et donc constituer un agenda de discussions futures avec toutes les parties prenantes, acteurs locaux et partenaires internationaux.
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