« Écrits dans la marge » de Nada Moghaïzel-Nasr, comme une boîte à bijoux

par Fady NOUN
Mai 2023

On lit le dernier livre paru de Nada Moghaïzel-Nasr, Écrits dans la marge, comme on ouvre une boîte à bijoux. Une grande boîte à bijoux. Pour les jours que nous vivons, je choisirais celui-ci:

                Un drapeau dans le coffre

En nettoyant le coffre de votre voiture, vous tombez sur un drapeau rouge et blanc avec un arbre au milieu, qui date d’un certain mois d’octobre.

Une foule pacifique, colorée, inventive, avait occupé la rue, des mois durant, et réclamé le départ de ces gens, espèce non identifiée qui nous gouverne.

Vous aviez cru alors que c’étaient eux, non vos enfants, qui partiraient

C’est l’un des textes les plus ironiques et les plus tragiques de ce livre que Nada Moghaïzel-Nasr décrit comme une suite de vagabondages lucides en-dehors de la page. « Le mot juste, au moment juste, c’est de l’action », dirait Hana Arendt. Dans ce texte, tout y est, y compris l’euphémisme, qui en rend le ton si « classique ».

Et puis dire plus avec moins, n’est-ce pas la définition de la poésie ? C’est d'ailleurs ce que dit  son texte sur la poésie, l’un des plus attachant du livre. L’auteure y livre discrètement, comme il sied, certaines de ses passions littéraires et les phrases qui ont structuré sa pensée et sa conduite. Elle avance « désarmée », ce qui ne veut pas dire imprudente, comme le recommande Hölderlin, un poète qui lui est cher, et qu’elle cite plus d’une fois.

Nous habitons un monde qui nous habite en retour. Le réel parle, et Nada a l’oreille pour l’écouter. Pour Jean-Pierre Lemaire, l’un des grands poètes chrétiens vivants de notre temps, « L’Esprit lui fait entendre ( au poète) « les gémissements de la création en travail d’enfantement » dont parle saint Paul (Rom 8,22) (…) Il dispose les choses de manière à ce que le visage du Christ qui doit se révéler en chacun et pour chacun, devienne dès maintenant plus évident ». 

C’est la force de ces « vagabondages » que sont ces pensées vives, ces gerbes de lumière qu’il faut saisir avant qu’elles ne s’évanouissent dans le noir et la banalité du quotidien. Ces textes sont écrits « dans la marge » ? Oui, dans la marge de ces jours monotones que l’on traverse, anesthésiés par l’immédiat, au point d’en oublier d’écouter ce que le cœur et l’Esprit nous en disent.

On s’émerveille à suivre les mille et une nuances de son cœur de mère, par exemple, en l’écoutant parler de l’enfant à l’intelligence blessée :

« Ces parents s’emmêlent quand on leur pose des questions anodines : que font vos enfants ? Ils ont une façon floue de répondre à des questions simples. Des phrases longues et incompréhensibles pour dire ce que ne font pas leurs enfants qui meurent. Eux-mêmes évitent celles qui concernent les enfants en général. Ils savent qu’elles peuvent être mortelles. Les plus banales surtout : Combien d’enfants avez-vous ? » (…) Ils continuent à croire en la part saine de l’enfant aimé et abîmé, à s’adresser à elle. Cela est nécessaire pour ne pas l’assigner à résidence, garder des liens. Au moindre échange normal, ils croient la stabilisation confirmée, comme au moindre cessez-le-feu, on pense la guerre finie. »

Avec quelle délicatesse elle parle aussi de ses héros dans la vie : son père et surtout sa mère :

                       Ses défauts

Les qualités de ma mère, il les admirait bien sûr. Comment ne pas le faire ? Mais ce qu’il préférait, c’étaient ses défauts. Mon père l’aimait surtout pour ses défauts. Ceux-là ils le fascinaient, lui rendaient cette femme unique et attachante.

C’est en se moquant d’eux qu’il parlait le mieux de son amour pour elle. Son visage s’illuminait. Il devenait joyeux, espiègle.

En l’entendant se moquer amoureusement de ses défauts, elle devenait la reine du monde.

Nada parle aussi avec brio de son métier de pédagogue et de sa carrière universitaire, toujours avec le tact infini qu’on lui connait dans la vie de tous les jours. Elle oppose très justement le professeur à l’expert, le souci de transmettre du pédagogue à l’affichage d’un savoir de l’expert.

Elle parle aussi souverainement du génie de la langue : « On ne dit ni ne fait la même chose selon celle utilisée. La « ligne de démarcation » est une ligne de rencontre » en arabe. C’est là que les Libanais se retrouvaient pour dire leur refus d’une guerre incivile. L’étudiant se dit ‘taleb’ , celui qui demande ; il se contente d’étudier et ne demande rien en français. »

Un peu trop « retenue » par moments, Nada Moghaïzel-Nasr devrait laisser vagabonder sa plume, en confiance, du côté de l’amour, en particulier l’amour de Dieu. Je suis sûr qu’il lui réservera des surprises, qu’il affûtera encore plus sa pensée et déliera encore plus son cœur.

Disons pour finir que les textes sont très bien servis par une mise en page parfaitement aérée, et que le format du livre est celui des autres titres de l’auteure, ce qui les rend repérables de loin dans une bibliothèque.