Paru dans L’Orient-Le Jour 19/4/2023
Quels sont les indicateurs du défaut de culture de l’État chez le Libanais et qui exigent pour l’avenir l’acculturation de l’État ? A défaut de cette acculturation dans l’historiographie, la mémoire et la pédagogie, le Liban est et sera ingouvernable.
Les Libanais, en dépit d’un patrimoine séculaire de vivre-ensemble, de dialogue et d’unité, sont condamnés à une situation permanente de guerre froide, de guerres par procuration et à la mécanique psychanalytique de répétition. Nous relevons huit principaux indicateurs de l’absence d’État dans la psychologie politique.
1. Le désastre actuel : face au désastre actuel au Liban, des accusations sont lancées par des Libanais contre des banques sans argent, des pharmacies sans médicaments, des supermarchés avec pénurie de produits, des stations d’essence sans essence… ! Or, c’est ainsi que les choses se déroulent de façon naturelle, et nous ne disons pas normale (avec des normes), quand il n’y a pas d’État, car c’est l’État qui, dans sa genèse anthropologique, est chargé de la mise en œuvre du droit.
2. La perception de l’État comme organe extérieur, étranger : vous entendez un ministre, un député, un haut fonctionnaire… parler de l’État, accuser l’État, se plaindre des défaillances de l’État, comme si l’État ne le concerne pas, comme s’il ne touche pas au moins des honoraires de l’argent public.
3. Les idéologues du fédéralisme et de la décentralisation : ceux-là, en tant qu’échappatoire au dilemme de l’État et aux défaillances, palabrent sur le fédéralisme et la décentralisation… Or, tout fédéralisme et toute décentralisation impliquent, au départ, la centralité de l’État détenteur exclusif de ses quatre fonctions régaliennes (rex, regis, roi) : monopole de la force organisée (une armée et non deux armées), monopole des rapports diplomatiques (une diplomatie en conformité avec le préambule de la Constitution : « Liban arabe par son appartenance et identité », et non deux diplomaties), gestion et perception de l’impôt, gestion des politiques publiques. Sans la centralité de l’État, tout fédéralisme et toute décentralisation dévient nécessairement vers le partage avec des zones étrangères d’influence. Le problème fondamental, à l’encontre de palabres de légalistes (et nous ne disons pas juristes) est la centralité d’abord de l’État dans toute décentralisation et fédération.
4. Les constitutionnalistes en chambre : ceux-là, pour échapper au dilemme de l’État, divaguent avec des critiques du Pacte national de 1943, de l’Accord d’entente nationale de Taëf, des « lacunes » (sagharât) dans la Constitution libanaise, de la position du chef (maronite) de l’État, du « confessionnalisme »… Or, aucune constitution dans le monde, même dans des sociétés jouissant de fortes traditions d’unité, de solidarité, d’image de l’autre et de dialogue…, n’est appliquée avec régularité à défaut d’État garant de l’existence même d’une société (socius, compagnon). Une société n’est pas addition d’individus, mais groupement humain régi par des normes communes, contrat social qui régit les rapports sociaux.
5. L’État appartement meublé clés en main : le pire dans l’expression du caractère extérieur, étranger, de l’État, c’est l’affirmation répétitive, avec assurance, conviction et mécaniquement digérée par la population : Quand l’État libanais se constitue, nous lui livrons nos armes, notre diplomatie, nos pratiques usurpatrices des fonctions régaliennes de l’État ! C’est la perception de l’État en tant qu’appartement meublé, clés en main ! C’est l’incompréhension totale de l’État, de sa force, et surtout de la notion fondamentale de légitimité. L’État démocratique est fort grâce au soutien de la population, des forces politiques, avec une citoyenneté constructrice d’État. L’État appartement meublé clés en main est un État extérieur, occupant, sous subordination externe !
6. La persistance du complexe de la Sublime Porte : pour des raisons de psychologie historique, les Libanais sont toujours en attente, en expectative d’une solution extérieure, une Sublime Porte. Que le Liban soit au carrefour d’un environnement hostile ou en transition démocratique, n’explique pas la persistance du complexe. Notre historiographie s’était penchée davantage sur l’histoire du Liban dans les relations internationales, plutôt que sur l’histoire des Libanais.
7. Que signifie « Chef de l’État » (nouvel art. 49 de la Constitution) ? La disposition la plus ignorée, banalisée, manipulée, violée… est celle du nouvel article 49 de la Constitution libanaise à la suite de l’Accord d’entente nationale de Taëf : « Le Président de la République est le Chef de l’État … Il veille au respect de la Constitution… ». Qu’un chef d’État brandisse en permanence : « ce n’est pas moi, c’est la faute des autres »…, et que cette allégation soit avalée et digérée par des légalistes, des défenseurs de « droits usurpés de chrétiens » et une population dupe et dupée…, surtout depuis 2016, c’est bien l’indicateur de la déliquescence de l’État, manipulée par l’impostures au sommet.
8. Que signifie État … de droit ? Quand on parle État de droit, des légalistes abondent en légalité et occultent… État ! Or, la fonction de l’État est la mise en œuvre du droit. Sans État, c’est la jungle ! Et la légalité sans État souverain devient instrumentale, injuste, tyrannique sous couvert de la loi ! État et droit sont deux processus historiques distincts et complémentaires. État d’abord…
puis constitutionnalisme afin que le pouvoir soit soumis au droit.
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Quelle thérapie en psychanalyse politique face au désastre d’une situation sans État, à des Libanais résilients, créatifs et résistants, mais sans État ? L’acculturation de l’État au Liban, dans une perspective d’historiographie, de mémoire et de pédagogie, comporte dans son contenu quatre parties.
1. La sociogenèse de l’État libanais dans la dialectique anthropologique entre centre et périphérie.
2. L’État … de droit et la soumission de l’État au droit : la Constitution libanaise.
3. L’État libanais en période de crise : agression, faiblesse, résistance…
4. Culture et pédagogie : autorité, bien commun… L’État dans la praxis et des écrits d’auteurs libanais.
Antoine Messarra
Chaire Unesco – USJ