« Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la réforme catholique (Syrie, Liban, Palestine), XVIIe-XVIIIe siècles » de Bernard Heyberger

Jeudi 24 novembre 2022

À l’occasion de la publication de la version arabe de l’ouvrage du Pr Bernard Heyberger, « Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la réforme catholique (Syrie, Liban, Palestine), XVIIe - XVIIIe siècles », aux Éditions de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) – CERPOC, une table ronde, modérée par le vice-recteur aux relations internationales, le Pr Carla Eddé, a réuni l’auteur de l’ouvrage, le Pr Heyberger, le recteur de l’USJ,  le Pr Salim Daccache s.j., et le relecteur de la version arabe, M. Chadi Kahwaji, à la Salle Joseph Zaarour au Campus des sciences humaines.  

Le Pr Salah Aboujaoudé s.j., doyen de la Faculté des sciences religieuses, s’est félicité de la présence du Pr Heyberger, historien, professeur émérite et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et grand ami des jésuites à Beyrouth, pour une conférence sur la religieuse Hindiyyè, cette figure controversée dans l’Église maronite, et pour la présentation de la version arabe de l’ouvrage.

Dans son intervention, M. Chadi Kahwaji, doctorant en lettres arabes et éditeur au Centre de documentation et de recherches arabes chrétiennes (CEDRAC) de l’USJ, a éclairé, en citant le livre du Pr Heyberger, « le parcours de transformation de l'identité des chrétiens d'Orient au XVIIe et XVIIIe   siècles, sur la façon dont le succès de la Réforme catholique a exploré les profondeurs et dessiné les traits qui ont remodelée cette identité.  Le texte, explique Kahwaji, traite des dilemmes de la relation entre l'Orient et l'Occident, de la confrontation civilisationnelle et de la réalité des chrétiens d'Orient qui ont connu les trois étapes évoquées dans le livre : la recherche d'identité, son remodelage et le questionnement identitaire ».

« Dans la première étape, affirme Kahwaji, celle de la recherche de l’identité, c'est-à-dire cette tentative de découvrir la nature du moi et de l’autre en découvrant cette autre, la réalité de l'identité émerge à travers des manifestations de conflit, incarnées dans des situations difficiles qui se déroulent dans la violence et la gentillesse, la fermeture et l'ouverture, l'injustice face au pouvoir et à la justice, l'abandon et la résistance ». Kawhaji, ayant puisé dans le livre un large éventail d'exemples et de preuves historiques qui confirment ces situations, passe à la deuxième piste, à savoir, la remise en question de l'identité où l'aliénation « se traduit par l’incapacité d’appartenir à univers culturel et civilisé propre et, en même temps, au monde de l'autre ; d’où la lutte que les chrétiens d'Orient ont vécue subjectivement, spatialement et collectivement dans leur réalité sociale, psychologique, économique et religieuse ».

« À la lumière de cette lutte entre aliénation et adhésion, poursuit Kahwaji, commence le rêve d'un monde nouveau ayant atteint des frontières civilisées. Mais afin d'éviter de véhiculer les images, brillantes ou déformées, gravées dans les esprits, Heyberger a tenté dans son texte de nous expliquer la relation entre le moi et l'autre, en dessinant un tableau contenant critique et condamnation d'une part, et autocritique, dénonciation et reconnaissance de mérite d'autre part. Par ailleurs, il a mis en lumière le caractère colonial occidental et la tentative de s'emparer des peuples faibles et de leur faire perdre confiance dans leurs civilisations, leurs religions et leur vie privée. En outre, il a dénoncé les illusions qui faisaient de l'autre, exclusivement européen, la principale cause de nombreux cas d'auto-dispersion et de perte d'identité ».

Quant à la reformation de l'identité, Kahwaji a expliqué l'importance des missionnaires dans ce contexte et leur succès dans le démarrage de la réforme catholique et le rétablissement de l'identité chrétienne orientale. Ceci a pu se faire grâce à l'union d'une section de chrétiens orientaux, Grecs et Arméniens avec l'Église de Rome, et la création d'un institut pour former les prêtres diocésains, réformer les moines en modifiant les lois monastiques, s’occuper des laïcs en créant des écoles et en éduquant les enfants, tout en prêtant attention à l'enseignement des langues étrangères et de l'arabe. Ajoutons-y la dénonciation de l'éducation traditionnelle et la formation d'une génération jouissant d'un comportement social qui la distingue des autres, l'éducation des femmes, l'introduction de la notion de testament pour résoudre les éventuels conflits d'héritage, etc.

De son côté, Heyberger a expliqué dans son intervention que deux arrière-plans l’ont poussé à construire son sujet. « Le premier est en relation avec l’histoire du christianisme moderne, le deuxième est l’intérêt que je portais aux minorités. J’ai travaillé en me basant sur les travaux des historiens ottomanisants en ce qui concerne l’histoire urbaine en particulier, le fonctionnement des villes comme Alep et Damas, le vivre-ensemble entre les différents groupes mis en lumière par la lecture des archives ottomanes, surtout celles des tribunaux, qui ont révélé, par exemple, la place des chrétiens dans la société et le fonctionnement de cette dernière. J’ai laissé parler les archives, puis j’ai construit le sujet de mon livre, parce que je ne voulais pas être un historien ecclésiastique au service de la théologie, ni écrire une histoire confessionnelle, mais explorer le fonctionnement structurel des groupes religieux ».

« Trois mots s’imposent en ce moment en parlant du livre, poursuit Heyberger. Le premier est « l’entremêlement ». Car ce que j’ai montré dans mon ouvrage, c’est la complexité des relations entre les groupes : les chrétiens dans une société majoritairement musulmane, l’embrouillement des missionnaires dans les sociétés locales et leur dépendance envers elles. Les jésuites, en particulier, étaient les champions de l’accommodation en essayant de s’adapter et en acceptant que les fidèles pratiquent leur culte dans des rites catholiques et non-catholiques en même temps ».

« Le deuxième mot est la « confessionnalisation », ajoute Heyberger, ou comment les appartenances religieuses et confessionnelles se sont diversifiées et construites avec le soutien de la puissance politique, puis l’émergence de la culture confessionnelle à travers ce que je décris dans le livre comme un habitus catholique qui s’installe : la façon de se comporter, ne pas sortir dans les rues pendant le Ramadan, ne plus fréquenter l’église non-catholique, apprendre à lire silencieusement, se discipliner du matin au soir, ne pas perdre son temps, etc.  Une nouvelle culture qui va avoir des conséquences politiques dans la mesure où le chrétien va, de plus en plus, s’affirmer spécifique par rapport à la société où il vit ».

« Le dernier terme est celui de « globalisation ». Dans le livre, j’ai voulu mettre l’accent sur l’enracinement et sur le localisme : le Liban n’est pas Alep et Alep n’est pas Damas. On a beau être melkite à Alep et à Damas, on ne l’est pas de la même façon, puisque les formes de fonctionnement de la société locale sont spécifiques à chaque endroit. Mais si mon livre était à refaire, j’insisterais beaucoup sur la mobilité, les connexions et la circulation des chrétiens d’Orient en Europe, aux Amériques, et même en Moldavie, en Valachie et en Russie », conclut-il.

« Quatre raisons ont poussé le CERPOC à traduire ce livre, lance, pour sa part, le Pr Salim Daccache. La première raison est personnelle, puisque j’ai moi-même fréquenté ce livre il y a longtemps, et à chaque fois je redécouvre sa monumentalité, car l’auteur s’est appuyé sur les archives ottomanes, jésuites, capucines, celles de la Propagande Fide, etc., ce qui lui procure une tenue scientifique réelle, et sur une connaissance de la Réforme, de la Contre-Réforme, du Concile de Trente, du Saint-Siège, du christianisme oriental et de ses structures, son environnement et son insertion dans la réalité religieuse, politique et sociale ».

« La deuxième raison, poursuit Daccache, réside dans le fait que Heyberger parle de nous, mais d’une façon intelligente : comment nous nous sommes constitués en tant que corps ecclésial pendant deux siècles dans un contexte conflictuel et en tant qu’individus catholiques. La troisième raison réside dans le fait que c’est un livre anthropologique, et même philosophique, qui relate le cheminement de la relation entre Orient et Occident afin de produire un être humain qui possède une identité particulière, fût-il le fruit d’une acculturation qui est, en tout cas, bien réelle ».

« La dernière raison, ajoute le Recteur de l’USJ, est la démonstration par l’auteur de l’apport important de la ville d’Alep dans l’essor du catholicisme oriental, à travers le travail assidu des jésuites et leurs sacrifices. Tout cela nous mène aujourd’hui à nous poser les questions suivantes : est-ce que le choix de l’identité catholique nous pousse à être un corps distinct ? Est-ce que la diversité a pris corps dans cette Orient islamique qui est, peut-être, exclusiviste ? Est-ce que notre rapport avec l’Occident, nous a poussé à privilégier l’aspect économique et culturel, au détriment de la création d’un modèle de participation à la vie politique ? La réussite de la Propaganda Fide a-t-elle pu créer un lien avec l’autre ? Comment imaginer la participation des chrétiens du Liban à la création d’un système politique où les droits et les obligations de chacun sont respectés ? ».

Un débat à plusieurs voix sur ces questionnements, sur l’ouvrage du Pr Heyberger et sur les thèmes abordés pendant cette rencontre, a clôturé la table ronde.     

 

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