L’Institut des sciences politiques (ISP) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) a organisé le vendredi 28 octobre 2022, un colloque en hommage au professeur Melhem Chaoul, éminent intellectuel et sociologue libanais décédé en mai 2022. Axé sur une réflexion sur le soulèvement populaire libanais, le colloque qui s’est déroulé sur le Campus des sciences sociales de la rue Huvelin, avait pour thème « La Thaoura d’octobre 2019, trois ans après: de l’espoir à la désillusion? ».
Dans son mot d’ouverture, le directeur de l’ISP, Pr Sami Nader, a estimé que « ce n’est surtout pas un hasard de tenir notre conférence sous ce double signe, celui de la reconnaissance et de la réflexion. Du témoignage de ses amis, Melhem Chaoul, jeune activiste, a eu ses années de révolution, notamment l’époque 68, qui au Liban aussi, se plaçait sous le signe de l’émancipation. Mais saluer sa mémoire c’est aussi et surtout rappeler son rôle dans la cité : éminent universitaire, sociologue, chercheur ».
« Si Melhem, poursuit Nader, on le connaissait trop bien, à travers ses écrits, ses amis et surtout à travers son inséparable épouse Nada ; la Thaoura, elle, ne finit pas de nous interroger. (…) Ce phénomène sans précédent dans l’histoire du Liban échappe à toutes les catégories. (…) Si on ne sait pas ce que la Thaoura est, on sait par contre ce qu’elle ne veut pas. (...) Son essence même est qu’elle est négation qui traverse les régions et les communautés. Son slogan de base exprimait son refus d’une classe et d’un système politique sclérosés et corrompus ».
« D’aucuns reprochaient et continuent de reprocher à la Thaoura l’absence d’un projet politique, d’une vision », s’alarme le directeur de l’ISP, avant de préciser que « le lui reprocher, c’est nous reprocher à nous-mêmes notre apathie du moment, alors que nous sommes dépossédés de nos biens et de notre épargne, alors que l’effondrement économique se poursuit inexorablement ». Et de poursuivre « force est de constater que cet acte de refus était dirigé contre des personnes et le système de pouvoir qu’ils ont érigé et qui constitue un défi à la Constitution et aux institutions de la république. En réclamant des élections, le retour des biens spoliés et des mesures pour contrecarrer la corruption, la Thaoura ne faisait que demander la stricte application de la loi et de la Constitution ».
Si la Thaoura, toujours selon Nader « a réussi à délégitimer le régime politique qui prévaut, à sanctionner ses tenants et à ostraciser ses symboles, elle a échoué à le déloger. S’il est vrai qu’elle a réussi à renverser deux gouvernements, il est tout aussi vrai que les forces du système ont trouvé moyen de garder le contrôle. C’est qu’elle a buté contre trois écueils : la mainmise d’une milice qui n’a pas hésité à utiliser la main forte pour terroriser les manifestants ; la résilience du système confessionnel qui a pu se maintenir lors des dernières élections ; et enfin ses propres divisions, et plus exactement l’incapacité des nouvelles forces politiques portées par sa vague à s’organiser en une vraie force de changement. (…) Il incombe aujourd’hui à cette génération de nouveaux leaders, notamment les nouveaux élus, d’être à la hauteur des défis et des espoirs placés en eux. La tâche n’est pas facile. Nul n'ignore que ce n’est pas à coups de baguette magique que l’on peut réformer un système gangréné par la corruption et le confessionalisme. Soyons clairs, le vrai salut n’est possible tant que le petit pays n’a pas recouvré tous les attributs de sa souveraineté. Et c’est une bataille qui peut s’avérer longue et ne doit pas dispenser d’autres. Les nouveaux élus ont une obligation de résultat, et on est en droit d’attendre de leur part au moins un changement de style dans la conduite des affaires publiques, de changer le système et ne pas laisser le système les changer ou les récupérer, à faire plus dans le fond et moins dans la forme. A transcender les divisions là où c’est possible, notamment sur le plan des reformes. Et la liste est longue… ».
Dans son mot, lu par le vice-recteur, P. Salah Aboujaoudé s.j., le recteur de l’USJ, Pr Salim Daccache s.j, a souhaité retenir « dans le fil droit de ce que représente Melhem Chaoul comme penseur de la démocratie libanaise, l’une ou l’autre idée de sa vaste culture et de sa production bien nourrie de la philosophie des Lumières et de la Nahda arabe de la fin du XIXe siècle. La première, est que ce soulèvement ou cette révolution de six semaines a créé ou recréé, depuis le sursaut du 14 mars 2005, un espace public de parole et de volonté politique que les longues années d’une guerre, dite civile, et de consensus politique des faiseurs de guerre ont réduit à néant. (…) La deuxième idée que j’avance, est celle de la nécessité de privilégier l’action commune dans le cadre d’organisations communes formulant des objectifs communs pour travailler ensemble à l’action de sortie de crise, de relève et de construction nationale ».
« Pour terminer, ajoute Daccache, comment ne pas évoquer une question bien réelle et qui concerne tant la classe politique traditionnelle que les nouveaux députés ou même les responsables de nouvelles organisations politiques ? Il s’agit de cette revendication foncière de réhabiliter la politique ou l’exercice politique du pouvoir pour le bien commun et non pour l’intérêt individuel ou sectaire dans le sens négatif du terme. Nous le savons peut-être ; la corruption politique au Liban n’est pas tant de commettre un tel ou tel autre acte contraire à la loi, mais plutôt cette tendance vicieuse de l’exercice politique de réduire le bien commun, qu’il soit moral ou matériel, à quelque chose de particulier par l’exercice d’un pouvoir hégémonique utilisant tout moyen amoral ou immoral de l’administration de l’État pour partager le gâteau, le partager avec même l’ennemi et détruire autrui et pour s’imposer comme interlocuteur valable. Seul un acte de libération radicale peut renverser cette tendance suicidaire qui vide la politique de son sens le plus sublime pour elle-même et pour la nation ».
Trois axes de réflexion ont été choisis pour analyser ce soulèvement. La première séance, consacrée au "Phénomène politique de la Thaoura", était présidée par Nawaf Salam, ami de longue date de Melhem Chaoul et juge à la Cour internationale de justice. Quant aux intervenants, il s’agissait du député et ancien bâtonnier Melhem Khalaf; de l’ancien directeur de l’ISP, Karim Émile Bitar; de la directrice du Carnegie Middle East Center, Maya Yahya et du professeur à l’ESSEC et ancien recteur de l’Institut catholique de Paris, Joseph Maïla.
C’est une formule de feu Melhem Chaoul qui a été choisie comme titre du deuxième axe: « Le changement dans une société polarisée et segmentée ». Outre le président de la séance Karim Émile Bitar, sont intervenus le professeur à l’Université américaine de Paris , Ziad Majed; le candidat malheureux aux élections législatives, Jad Ghosn; la directrice exécutive de Kulluna Irada, Diana Menhem et le secrétaire général du Bloc national, Pierre Issa.
Quant à la dernière séance, elle était principalement axée sur l’avenir. Présidant celle-ci, Marie-Claude Najm, nouvelle doyenne de la Faculté de droit et ancienne ministre de la Justice, a inscrit le débat dans la ligne de la « révolution culturelle » préconisée par feu le Père Salim Abou. Parmi les intervenants, l’ancien ministre de l’Intérieur Ziyad Baroud a souligné la portée juridique des droits et libertés afférents au droit à la révolution, envisagé en tant que corollaire du droit naturel à la résistance contre l’oppression. Michel Hélou, ancien directeur exécutif de L’Orient-Le Jour a insisté sur le potentiel de la jeunesse, en mentionnant des exemples liés à sa campagne électorale lors des législatives de 2022. De son côté, la doyenne honoraire de la Faculté des sciences de l’éducation, Nada Moghaizel-Nasr, a envisagé « l’importance de l’éducation qui permet à chacun de penser contre soi-même » et d’aboutir au changement.
Pour conclure, Alexandre Najjar, avocat, écrivain et directeur de L’Orient Littéraire, a dressé un bilan (qu’il estime ne pas être définitif vu que trois ans ne suffisent pas à constituer le recul nécessaire pour apprécier la situation de la Thaoura) dans lequel il a énuméré les acquis et les carences de la révolution. Parmi les apports de celle-ci, il cite d’abord sa dimension réellement nationale (géographiquement et confessionnellement), mais aussi le fait que de nouveaux concepts comme la transparence et la reddition de comptes ont intégré la culture collective libanaise. La place de premier plan qu’ont occupé les femmes et les jeunes, ainsi que la réussite électorale inattendue d’un nombre non-négligeable de députés issus de la contestation, constituent aussi une victoire pour le mouvement.
Alexandre Najjar, avec qui Melhem Chaoul a longtemps collaboré au sein de L’Orient Littéraire, a également insisté sur « la culture de la non-violence qui s’est imposée face à celle de l’obscurantisme de ceux qui ont délogé les tentes de la place des Martyrs et blessé, voire tué les manifestants qui ont osé s’aventurer dans des zones interdites ».
Dans un témoignage aussi vibrant qu’éloquent, l’épouse de Melhem Chaoul, Nada Nassar Chaoul, écrivaine et professeure à la Faculté de droit de l’USJ, a clôturé le colloque en présentant « Melhem Chaoul, l’homme ». Professeur à l’Université libanaise et dont l’honnêteté et l’intégrité sont unanimement reconnues, M. Chaoul était un intellectuel pluridisciplinaire, un décrypteur hors-pair qui savait faire la synthèse de faits a priori complexes et les retransmettre de manière limpide. En plus d’avoir été un avant-gardiste, qui en 1978 soutenait déjà sa thèse sur « l’ethno-stratégie et la sécurité dans le Golfe arabo-persique », le professeur zahliote avait un sens de la formule qui lui permettait d’élaborer de remarquables théories. Ainsi, son épouse explique la théorie de « l’hybride reproducteur » qui s’applique à la société libanaise, dont l’hybridité serait structurelle et reproductible dans des champs sociaux variés. Elle évoque aussi à titre d’anecdote la façon dont M. Chaoul introduisait ses cours avec humour, en comparant le Liban à un croissant au thym, démontrant de manière imagée l’imbrication de l’Orient et de l’Occident qui caractérise le pays.
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