En moi, des morceaux de toi

Tala Jaafir
Lundi 11 Avril
Organisateurs

Certaines personnes changent le cours de notre vie. Il suffit d’un regard de leur part, d’un sourire, d’un mot pour panser les maux et penser les mots tus. Avec ces personnes, qu’elles soient professeurs, amis, psychologues ou autres… des liens se tissent, des transferts s’établissent. Chacune d’elles nous offre un modèle identificatoire. Chacune occupe aussi une place fantasmatique dans notre théâtre intérieur, elle est – pour parler en termes kleiniens- introjectée en « bon objet interne » stable qui ne risque pas de devenir persécuteur ni mauvais si jamais l’objet extérieur faisait défaut par son absence ou les frustrations qu’il impose : « Les expériences positives avec la réalité extérieure influencent favorablement les relations avec les objets intériorisés »[1].

Pour expliquer simplement la notion d’ « objet interne » de Klein, nous pouvons dire que les personnes émotionnellement investies laissent en nous des traces. Ces traces dépendent des attitudes de ces personnes mais aussi et surtout de notre vécu subjectif et fantasmatique dans nos interactions avec elles. De ces traces naissent des « objets internes » qui peuvent être soit bons soit mauvais : par exemple, des parents trop sévères et critiques ou du moins vécus comme tels par l’enfant, contribueront à la constitution d’un mauvais objet interne qui ne cesse de le dévaloriser au lieu d’être contenant. L’enfant sera alors terrassé par une culpabilité infondée ou une mauvaise estime de lui-même.

Pour revenir aux « bons objets intérieurs », ils naissent donc des attaches affectives et de l’investissement libidinal d’objets extérieurs. Ces « bons objets intériorisés » nous tiennent compagnie dans notre solitude pour qu’elle ne s’apparente pas à un désert aride et désolant, mais bien à une oasis de créativité : une solitude élaborative qui nous permet d’élaborer nos vécus, de les comprendre et de s’épanouir. Voilà ce que Winnicott appelle « la capacité d’être seule »[2].

Une personne capable d’être seule au sens winnicottien est une personne ayant acquis la certitude de la disponibilité de ses objets d’amours qui se doivent d’être fiables, secourables et « suffisamment bons »[3], c’est-à-dire ni trop présents au risque d’induire dépendance et fusion, ni trop absents au risque de ne pas être sécurisants. Dès lors, la personne peut se passer momentanément de la présence effective de l’autre grâce à « l’existence, dans la réalité psychique de l’individu, d’un bon objet »[4].

Mais face à tant de bonheur que ces personnes nous ont procuré, comment accepter de nous séparer d’elles ?

C’est justement parce que ces personnes ont été introjectées en « bons objets internes » que la séparation devient envisageable : nous gardons en nous des « morceaux » de ces personnes avec la possibilité de nous identifier à elles. C’est ainsi sur la trame d’un « attachement sécure », synonyme de « capacité d’être seul »[5], que la séparation peut advenir sans désorganisation majeure.

Elle ne sera pas agréable pour autant et elle restera triste et douloureuse : « l’acceptation de la réalité est une tache inachevée […] aucun être humain n’est affranchi de la tension que suscite la mise en rapport de la réalité intérieure et de la réalité extérieure »[6]. Mais au moins, la séparation sera représentable et pourra être médiatisée par le langage et la parole. Ecrire par exemple, fait office d’« aire intermédiaire »[7] permettant de relâcher la « tension » sus-évoquée et d’élaborer la perte. La séparation ne menacera pas le moi d’effondrement, elle n’est pas synonyme d’« annihilation »[8], la perte de l’objet n’est pas confondue avec la perte du moi et ne menace pas non plus les bons objets internes comme c’est parfois le cas : « toute expérience qui fait penser à la perte de l’objet aimé réel soulève la peur de perdre aussi l’objet intériorisé »[9].

Aux personnes qui animent ma vie psychique, qui croient en mon potentiel et participent à mon épanouissement, mes remerciements les plus sincères.

Et à mes lecteurs, je vous souhaite une vie intérieure peuplée de « bons objets ».

 

[1] (Quinodoz, 1991, p. 81)

[2] (Winnicott, 1958)

[3] (Winnicott, 1953)

[4] (Winnicott, 1958, p. 385)

[5] (Winnicott, 1958)

[6] (Winnicott, 1951, p. 215)

[7] (Winnicott, 1951)

[8] (Winnicott, 1974, p. 24)

[9] (Quinodoz, 1991, p. 82)