« Le Bœuf écorché » de Rembrandt : l’horreur de l’art contre l’horreur de la réalité.

Pamela Hayek
Mardi 5 avril
Organisateurs

En 1931, Lou Andreas-Salomé écrit à Freud : « (..) il est si mince le voile transparent qui a été déployé sur l’œuvre d’art, dans le but de couvrir à la fois les conditions extrêmes qui lui ont permis de naître et le danger effroyable présent dans ce qu’avec tant d’aimable intérêt nous nommons l’“esthétique”. »1 Ici, Lou Andreas-Salomé reconnait dans l’œuvre d’art une conséquence de « conditions extrêmes », mais elle dit aussi que dans l’œuvre esthétique elle-même, il existe toujours un « danger effroyable ». Dans cette même lettre, Lou Andreas-Salomé se réfère à la définition qu’a donné Rilke du Beau dans « La première Elégie de Duino » : « Car le beau n’est que le commencement du terrible, ce que tout juste nous pouvons supporter et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne de nous détruire. » 

Prenons l’exemple de Rembrandt : la vie de ce peintre a été jalonnée de morts et de deuils. En effet, Rembrandt perd trois enfants dans la mort, puis sa femme Saskia qui meurt de la phtisie, seulement âgée de 30 ans. Peut-être a-t-il suffisamment côtoyé la mort pour peindre « le Bœuf écorché », une œuvre qui frôle le terrible. Explicitement, nous y voyons représentées la mort et l’exposition sans scrupules d’un cadavre. Le fait que ce soit celui d’un animal, un bœuf, camoufle à peine l’horreur et la violence de la chose. Au contraire, le corps, massif, accentue la lourdeur et l’épaisseur de la chair, mais on peut dire aussi que la grandeur de ce corps est le reflet de l’énormité de la violence qui a été sans doute déployée pour le mettre dans un tel état et le suspendre à l’envers. A l’arrière-plan, une femme jette un coup d’œil sur le bœuf et sur le spectateur en même temps. Elle est debout, clandestine, dans l’ombre, à peine perceptible. Reflète-elle la transgression, la discrétion, ou l’hésitation du spectateur devant un tel carnage ? Quelle est la raison de ce calme, de ce sang froid, qui se manifeste sur le visage de la seule figure humaine dans ce tableau ? La réponse à ces questions demeure suspendue. Cette femme, figure ambivalente, reflèterait peut-être l’ambivalence de l’être humain face à un spectacle pareil. Cette œuvre, quoiqu’étant si emprunte d’horreur, est néanmoins considérée comme l’une des plus belles œuvres de Rembrandt. Qu’est-ce qui permet au spectateur de pouvoir s’attarder sur un tel spectacle ? Comment l’artiste a-t-il procédé pour faire en sorte que le spectateur, fasciné, puisse roder par le regard sur ce corps déchiqueté ? Nous ne pouvons ici nous attarder sur l’analyse de cette œuvre, cependant, nous pouvons dire que, quoiqu’étant réaliste, elle inclut des interventions de l’artiste, des choix. On évoque celui en rapport avec la lumière : dans ce tableau assez obscur, on remarque que la lumière émane du bœuf lui-même, comme si sa chair avait une certaine brillance, une luminosité qui contraste avec le reste du tableau. La mort est mise en relief, magnifiée, habillée de beauté. Selon Paul Valery, dans cette œuvre de Rembrandt, « la chair est de la boue dont la lumière fait de l’or » (Valery, 1998). D’habitude, nous retrouvons ce contraste dans les représentations du Christ sur la croix. Ce corps, par son caractère saint, défie la mort tout en en représentant l’horreur. La résurrection est souvent évoquée implicitement, dans la mort elle-même, dans son visage, dans ses couleurs, dans son agonie. Ici, cette technique de la lumière permet de rendre sublime la carcasse du bœuf. La violence y est implicite, et la mort n’est pas totale.