L’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) a accueilli le mardi 1er février 2022, à l’Auditorium François S. Bassil au Campus de l'innovation et du sport (CIS), le Secrétaire des relations avec les États, ministre des Affaires Étrangères du Saint Siège au Vatican, Son Excellence Monseigneur Paul Gallagher, en visite au Liban pour présider un colloque sur l'Exhortation apostolique post-synodale « Une espérance nouvelle pour le Liban », 40 ans après sa parution.
Devant S.E. Monseigneur Joseph Spiteri, Nonce Apostolique, les vice-recteurs, doyens, directeurs, d’enseignants, des représentants des étudiants et des personnalités politiques et diplomatiques, Pr Roula Abi Habib Khoury, Directrice du Centre d’études pour le monde arabe moderne (CEMAM), a remercié Gallagher pour avoir doublement honoré l’USJ ; d’abord de sa visite, ensuite par son souhait d’écouter la communauté universitaire. Sur la promesse de se défaire, durant la rencontre, du ton élégiaque, Pr Abi Habib Khoury a ouvert la séance en donnant la parole au Père Salah Aboujaoudé, vice-recteur et représentant du Pr Salim Daccache s.j., recteur de l’USJ, qui se trouve à Paris.
Malgré une histoire marquée par la résilience face aux guerres, qui conjugue « rigoureusement la persévérance, la qualité et la stratégie », l’USJ « comme tout le secteur éducatif au Liban, se trouve aujourd’hui dans une situation très délicate, s’alarme Aboujaoudé. Le Liban est au bord d’un effondrement complet. »
« Face à cette situation inédite, poursuit-il, l’USJ cherche, d’abord, à renforcer les moyens de résistance de ses étudiants, professeurs et personnel. Plus de 46% de nos 12.000 étudiants ont des bourses d’études pour l’année 2021-2022. Des mesures similaires sont prises pour améliorer le pouvoir d’achat de nos enseignants et personnel vu la dévaluation de la livre libanaise qui a perdu 90 pourcent de sa valeur sur le marché. L’absence du Recteur qui se trouve à Paris ces jours-ci s’insère dans l’effort acharné d’appuyer la caisse de solidarité à l’Université. »
« Ensuite, par des programmes, colloques, conférences et d’autres moyens académiques, l’Université s’applique à dispenser une formation à la citoyenneté fondée sur la dignité de la personne et son attachement à son Etat », ajoute-t-il.
« Malgré cette situation catastrophique, conclut Aboujaoudé, l’USJ ne cesse de regarder l’avenir. Ses chantiers pour évaluer, améliorer et exceller ses différents programmes sont toujours en cours ; ses recherches pour renforcer la coopération à tous les niveaux avec d’autres universités locales et mondiales, progressent sans entrave ; ses réflexions sur l’évolution des marchés de travail et les besoins surgissant sont aussi toujours pionnières. L’USJ fera de son mieux pour concrétiser cet avenir mais elle compte aussi sur votre solidarité et sur la grâce du Très-Haut. »
Pr Léna Gannagé, Doyen de la Faculté de droit et des sciences politiques (FDSP), a évoqué dans son mot deux volets de la crise qui frappe la justice libanaise : « la crise de l’impératif de justice d’abord et celle de l’institution judiciaire ensuite. »
L’affaiblissement de l’impératif de justice a commencé à s’imposer dans la société libanaise au lendemain de la guerre civile avec l’adoption de la loi d’amnistie du 26 août 1991 qui a eu pour effet d’empêcher les poursuites à l’égard des principaux protagonistes de la guerre. La renonciation à l'exigence de justice se justifiait alors par "le souci de garantir la paix civile et la stabilité encore fragile d’un pays vulnérable ». Un marché redoutable était ainsi mis en place; il tenait dans une proposition assez simple : « renoncer à l’impératif de justice au profit de la paix sociale : la justice contre la paix. »
« Depuis 1991, poursuit L. Gannagé, cette équation dangereuse n’a jamais cessé de gouverner la vie libanaise. Elle ressurgit de manière périodique, à chaque assassinat politique, à chaque secousse ou tragédie qui traverse le pays. Mais surtout, elle a conduit à enraciner, auprès d’une partie importante de la classe politique libanaise, cette culture de l’impunité et de l’irresponsabilité qui prévaut depuis la fin de la guerre et qui est, sans doute, directement responsable de la violence de la crise économique et financière qui atteint aujourd’hui le Liban. »
En ce qui concerne le deuxième volet de la crise, celle de l’institution judiciaire, L. Gannagé a rappelé que « les liaisons dangereuses de la justice et du politique ont d’abord conduit à nommer à des postes clés, ou sensibles, des juges proches du pouvoir politique et malheureusement disposés à collaborer avec lui. (…) Mais surtout, et au-delà de cela, ces liaisons ont conduit à créer une crise de confiance aiguë à l’égard du pouvoir judiciaire dont le premier bénéficiaire est le pouvoir politique lui-même (…). Et de fait, l’accusation de politisation du juge est aujourd’hui brandie systématiquement par ceux-là même qui ont oeuvré sans relâche à la politisation de la magistrature. Sous le label de « juge politisé », elle permet de disqualifier sans nuance tout magistrat, y compris les plus intègres d’entre eux, dès lors qu’ils menacent les intérêts de l’oligarchie au pouvoir ».
Le Doyen de la Faculté des sciences économiques, Pr Joseph Gemayel, a estimé de son côté qu’ « à l’exception de la mission menée par le père dominicain Louis-Joseph Lebret durant la 1ère moitié des années 60 du siècle précédent, à la demande du Président libanais de l’époque, sur les besoins et les possibilités économiques et sociales du Liban, peu d’actions ont été menées pour un développement socio-économique de notre pays. Bien plus, les politiques menées dans ce domaine privilégiaient les approches financières, certes nécessaires mais qui se sont avérées insuffisantes, pour un développement intégral de notre société. »
« En vue d’un développement intégral, poursuit-il, nous avons besoin tout d’abord de l’éthique ; dans notre vie politique, mais également dans nos activités économiques, sociales et éducatives. En bref de l’éthique dans la sphère publique, mais également privée. »
« De cette éthique naît la nécessité d’une équité dans l’allocation des ressources de notre société. Nous ne pouvons pas être des hommes et des femmes libres, si les droits économiques et sociaux de chacun et de chacune ne sont pas assurés et respectés », conclut Gemayel.
De son côté, le directeur de l’Institut des sciences politiques de l’USJ, M. KarimEmile Bitar, a estimé que « Le Liban traverse la crise existentielle la plus dramatique de son existence » puisqu’elle est « multidimensionnelle : crise de souveraineté, crise économique, financière et environnementale, crise de régime (puisque le système politique est devenu complètement dysfonctionnel et sclérosé) et crise identitaire et morale. »
« Le Vatican, poursuit Bitar, a historiquement joué un rôle décisif pour préserver la souveraineté, l’unité et l’intégrité territoriale du Liban. Il est plus que jamais nécessaire de réaffirmer l’exception libanaise, de se désengager de la politique des axes et des guerres par procuration qui ravagent tous les pays de la région, de transcender le confessionnalisme pour fonder un État impartial. »
« Plus que jamais, affirme-t-il, nous devrons lutter contre les politiques de la peur, les crispations identitaires et les ghettoïsations. Le combat pour la souveraineté devra aller de pair avec un combat pour un nouveau contrat social, pour une économie au service de l’homme, pour la dignité de tous dans un pays où une élite prédatrice a mis en place un système de capture de la rente et de kleptocracie à grande échelle. »
Majd Mouawad, étudiant à l’Ecole libanaise de formation sociale (ELFS), a mis l’accent sur les difficultés auxquelles font face les jeunes libanais. « La crise qui affecte le système éducatif, estime-t-il, reproduit des inégalités qui ne favorisent pas la mobilité sociale. Le chômage est également une source d'inégalité entre les générations et les classes d'âge.»
« Le futur de la jeunesse Libanaise est largement à risque, s’alarme Mouawad. Ceci explique le regard sévère que les jeunes libanais portent sur de nombreux thèmes, comme celui du monde politique, le système de formation, le monde de l'entreprise, les inégalités, l'injustice et l'absence de solidarité. »
Mais « un nouveau Liban » est possible. Un Liban « que nous, lance Mouawad, plus précisément, étudiants de l'USJ, espérons bâtir. Nous sommes la génération de l'Espoir. Nous sommes la Génération H.O.P.E. (Help Others Pursue Education), initiative estudiantine mise en place à l’USJ à partir de 2021, pour faire face aux défis auxquels nous vivons et travailler pour un avenir meilleur. »
« Pour y parvenir, explique Mouawad, nous pensons qu'une consultation régulière sur les questions qui nous concernent, des commissions de jeunes dans les communes, des débats entre jeunes et adultes et, surtout, l'écoute de nos revendications, telles qu'elles sont exprimées par les organisations les plus représentatives, sont nécessaires pour mieux prendre en compte nos aspirations. »
En affirmant que « l’aspect précieux de l’histoire culturelle du Liban ne peut se perdre, car il constitue le fondement historique et nationale du bien-être de ce pays », Monseigneur Paul Gallagher a témoigné de l’attachement du Vatican au vivre-ensemble interconfessionnel.
« Le Liban est important, assure Gallagher, non seulement pour les Libanais mais aussi pour le monde entier, en tant que berceau d’ancienne civilisation. De plus le Liban est une terre chère à l’Église catholique, puisque c’est un lieu où les chrétiens ont toujours vécu et joué un rôle fondamental. Au Liban, comme partout au Moyen-Orient, les chrétiens ont toujours partagé la vie quotidienne avec les musulmans développant ainsi une relation unique à travers les siècles. Il en résulte une certaine symbiose qui a engendrée une forme de culture, où les différentes traditions et pensées ont été capable d’entrer dans un dialogue significatif. »
La rencontre a été marquée aussi par les interventions du public, surtout des proches de victimes de l’explosion du Port de Beyrouth.
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