Un constat fait durant mon stage : un jeu très simple provoque chez les enfants une jubilation étrange, voire un effet thérapeutique. Il s’agit d’un jeu de construction de briques, puis de destruction, puis de reconstruction (souvent de manière plus sophistiquée et élaborée) … dont ils sont les chefs d’orchestre. Pourquoi ce jeu en trois temps, au lieu d’effrayer les enfants par son aspect destructeur, suscite-il un tel plaisir ? C’est que ce processus, dans toutes ses étapes, même dans la destruction (puisque l’adulte-clinicien l’accueille et la permet), apporte aux enfants un sentiment de pouvoir sur la vie, leur révèle la circularité qu’ils peuvent accueillir et provoquer parfois, même si les évènements de la réalité externe leur apportent des changements peu plaisants, voire traumatiques. Ce jeu leur permet de faire partie des phénomènes de la vie qui donne et qui prend, qui satisfait et qui frustre, qui fait naître et qui fait mourir : que ce soient les évènements ou les personnes qui entourent ces enfants, tout fonctionne de cette manière. C’est ce qu’on retrouve aussi dans l’une des civilisations les plus anciennes : la civilisation hindoue.
La trinité hindoue (Trimūrti) est composée des trois dieux: Brahma, Vishnu et Çiva qui symbolisent respectivement la création, la préservation et la transformation (par l’intermédiaire de la destruction). On peut aussi parler de trois tendances (guna) : rajas (force, désir, énergie, passion, action), sattva (vérité, connaissance, équilibre, pureté) et tamas (lourdeur, inertie, obscurité, passivité). Le dieu Çiva lui-même rassemble en lui des tendances et complexes. Dans la tradition çivaïte, il a cinq grandes fonctions : la création, la transformation, la préservation, la dissimulation et la révélation. Le but de la destruction de Çiva n’est pas l’annihilation, mais la transformation, le renouvellement de la création. C’est dans une danse cosmique, lorsqu’il se manifeste en tant que « Çiva Nataraja » (roi de la danse), qu’il rythme la création et la destruction du monde, engendrant ainsi les cycles du jour et de la nuit, ainsi que les saisons. De plus, Çiva se manifeste dans une figure androgyne, appelée Ardhanarishvara, symbolisant ainsi l’union des principes masculins et féminins.
Cette complexité des figures divines dans la mythologie hindoue n’est pas sans nous apprendre quelque chose de l’âme humaine et de son besoin d’exprimer librement son ambivalence, de manifester son désir de transformation par la destruction et la reconstruction, ce qui permet aussi une régénérescence intérieure. La trinité hindoue fait écho à la trinité du temps (passé, présent, futur) et permet l’existence d’une perspective de dépassement, d’union ou de résolution, qui ne pourrait exister autrement. Enfin, selon Le Dictionnaire des Symboles (1982), le chiffre trois « indique à la fois l’identité unique d’un être et sa multiplicité interne, sa permanence relative et la mobilité de ses composants, son autonomie immanente et sa dépendance ». En effet, il s’agit aussi pour ces enfants d’un enjeu identitaire, dans la mesure où à travers ce jeu si simple, ils expriment la complexité de leur être, sa multiplicité interne, sa capacité à accomplir des actions antagonistes en vue d’une évolution. Une condition est cependant nécessaire pour pouvoir faire ceci avec assurance, sécurité et même plaisir : c’est l’accueil d’un adulte, qui lui aussi aurait pu, avant eux, faire le chemin interne qui lui permette d’accepter sa partie « Çiva », si je puis dire, dans toutes ses contradictions et dans son harmonie aussi. Le cadre thérapeutique est convenable pour un tel accueil et est une occasion de s’exprimer le plus librement possible pour les enfants comme pour les adultes. En fin de compte, l’existence humaine suivra elle aussi ce mouvement d’apparition, d’évolution et de disparition.