Btehké lebnene?
Au XXIe siècle et avec le rôle que joue l’anglais en tant que langue de la mondialisation, nous abordons rarement le thème de la langue comme acteur principal dans la construction des nations modernes. Nous devenons moins enclins à nous poser des questions concernant la langue qu’on utilise au quotidien.
Depuis sa création et puis son indépendance, le Liban connaît une crise identitaire qui continue à prendre de nouvelles formes avec la succession des années. Le confessionnalisme avant même l’indépendance du pays, la guerre civile, la division des rôles politiques entre sunnites, chiites et chrétiens prouvent le déchirement d’une communauté rassemblée géographiquement. Cela ne ressemble sans doute pas à la nation dont a parlé Benedict Andersen, où les individus sont rassemblés mentalement. Ce problème millénaire est géographique, sociologique, politique mais aussi linguistique.
On commence à s'imaginer le profil d’un libanais, selon son lieu de résidence, son nom, son nom de famille, ses orientations politiques mais aussi sa langue, voire son accent. La question religieuse est celle qui nous vient tout de suite en tête, comme facteur de différences, mais la question linguistique, elle, est masquée et joue un rôle fondamental dans ce paroxysme libanais.
Bien que nous ayons une langue plus ou moins commune qui est le libanais, nous choisissons de parler en français ou en anglais, afin d’illustrer notre position politique et identitaire. Les langues étrangères sont des outils pour manifester un certain refus d’une arabité, c’est un choix plus ou moins politique qui rend la personne politiquement engagée dans la réalisation de cette identité. Le « conflit » arabo-phénicien est concrétisé par cette guerre linguistique.
Mais ce que tous les Libanais ont en commun c’est le libanais. Une langue et non pas un dialecte. Puisque, même les personnes penchant vers un « nationalisme arabe », ne parlent pas le fousha, ou l’arabe littéraire couramment ; ils sont incapables de le faire d’une façon quotidienne.
Toutefois, la fragilité de cette langue réside dans le manque de ressources, mais aussi par le fait que ce n’est pas une langue écrite.
C’est vrai que nombreux pays, comme la Suisse, la Belgique, le Canada, le Maroc… se dotent de plusieurs langues officielles, et que la division géolinguistique a été rendue de jure. Or ce qui est différent au Liban c’est que nous possédons une langue commune, que nous pouvons qualifier de nationale. Comme la Turquie de Kemal Atatürk, la langue Turque écrite en alphabet latin est une création récente. L’Empire ottoman avait adopté l’écriture en motif arabe. Avec les crises nationalistes qui ont touché cet empire multinational et multi-ethnique vers la fin du 19e siècle, son démantèlement à la suite de la Première Guerre mondiale et la création de la République Turque, Atatürk a instauré des changements majeurs afin de reconstruire cette nation. Un changement qui a bien marqué cette modernisation culturelle du pays, a donc été cette modernisation linguistique. Cela a non seulement permis, à la jeune République Turque de rompre avec les pays arabes voisins mais aussi de s’intégrer dans la modernisation et dans la mondialisation tout en protégeant sa propre culture et sa propre spécificité.
Au Liban des propositions et des tentatives de « création » d’une langue, ayant ses propres règles, conjugaison, grammaire…ont été faites mais le travail n’a jamais continué et on s’est toujours arrêté. Nous pouvons citer l’écrivain libanais, Saïd Akl, qui a joué un rôle prééminent dans le développement d’une telle langue. De nos jours, la musique au Liban, peut-être même sans le savoir, est un marquer explicite de cette singularité linguistique. On parle notamment de la bande Adonis qui chante en « Lebnene ».
En politisant ce sujet, habitude libanaise, nous comprenons ce-dernier d’un point de vue dichotomique. Comme si la langue est en quelque sorte reliée au bien et au mal. Si nous remettons en question nos habitudes, nous saurons qu’aimer une langue et la parler, n’inculque en aucun cas d’en haïr une autre. La polarisation des sujets au Liban a rendu l’avancée scientifique lente, mais plus encore ce pays vit dans une stagnation intellectuelle bien ancrée et difficile à remédier.
Donner vie au « Lebnene », pourra, peut-être, rendre la communication possible entre tous les Libanais malgré ces déchirures et ce sentiment de différence. Tous les Libanais sans exception, seront alors éduqués en une langue commune. La ségrégation éducative pourra en quelque sorte se replier sur elle-même. Outre une réparation même minime dans la crise identitaire, une éducation commune signifie aussi une tentative vers plus d’égalité sociale.
Et pourquoi ne pas ajouter une nouvelle langue aux langues que nous parlons déjà ? Chaque libanais sera bilingue ipso facto depuis sa naissance !