Ce matin, la demeure de la famille Loubnan pouvait se résumer en un grabuge incroyable. Des sons fusaient de toutes parts, des cris et des ordres et des pleurnichements suivis de doux rires : elle profitait du temps ensoleillé et de la douce brise pour aller en pique-nique. Tandis que le père et le grand-père Loubnan vaquaient à leurs occupations patriarcales – soit lever leurs pieds sur de courtes tables et aboyer des ordres aux femmes – la mère Loubnan s’assurait de ne manquer de rien : verres en plastique, couteaux en plastique, cuillers en plastique, fourchettes en plastique, de grandes et de petites assiettes, des sacs et des rechanges de couverts, tous en plastique. Après tout, c’est plus facile comme ça ; et puis, où faire la vaisselle en pleine nature ?
Après un court chemin de trente secondes en voiture – soit trois minutes à pied – les Loubnan arrivèrent à une prairie, certes petite mais paradisiaque en sa modestie : entre les quelques cèdres et les pins touffus jalonnaient de mauvaises herbes qui ajoutaient un charme au paysage par les petites fleurs colorées à leurs extrémités. Le soleil dardait ses rayons sur les têtes des enfants Loubnan qui se ruèrent alors en poussant des exclamations d’extase, les parents organisant le déjeuner dans un coin adéquat.
Les heures passèrent, et l’odeur des poissons que le père grillait alléchèrent les petits qui se lassèrent de chasser un ballon et de se divertir entre les verdures. Affamés, ils s’acharnèrent sur la viande blanche brûlante que leur mère leur offrit. Malgré les insistances de cette dernière de manger lentement, les gamins gobaient, mastiquaient, se délectaient de la richesse maritime, et entre deux mastications lâchaient un petit murmure d’extase qui faisait rire les adultes.
Cette chaleureuse monotonie se coupa brutalement quand les ravissements de la petite Loubnan se transformèrent en un son grave et rauque. Brusquement, son visage devint écarlate, et ses yeux écarquillés traduisaient une terreur soudaine : elle étouffait sur un cartilage. Sa mère lança ses couverts plastiques par terre entre maints d’autres, puis se précipita sur sa fille pour essayer de débloquer l’obstruction, mais les deux puis trois doigts qu’elle insérait dans la frêle gorge de sa protégée ne faisaient qu’aggraver l’asphyxie de l’enfant. Alors, elle se heurta à un item solide et rugueux : elle s’en empara et tira, entraînant un accès d’éructations vomiques. Elle s’éloigna furtivement pour laisser sa fillette régurgiter l’obstacle, mais ce qui sortit des petites lèvres de l’enfante horrifia Loubnan : des morceaux de plastique aussi gros qu’un pouce, des bouchons de bouteille, des fibres de sac de nylon, des pailles multicolores entières, la tête d’une brosse à temps ; puis des magots, des verres de terres, des larves noires qui gigotaient, se tordaient en tous sens et protestaient leur changement soudain de territoire.
La mère hurla de terreur, puis remarqua le poisson dans lequel sa fille venait de croquer : la chair brûlante blanche était noire comme la cendre, visqueuse comme le sang, purulente en ses tonnes d’asticots qui mastiquaient frénétiquement sur les pièces de plastiques incrustées dans la viande. Horrifiée, elle tourna son attention vers son mets, puis celui de son mari, de son beau-père, et ceux de ses enfants : tous sans exceptions, noirâtres et épais, dégoutants et mourant.
Elle oublia sa fille qui agonisait devant elle, elle oublia le reste de sa famille qui maintenant périssait à son tour, elle oublia sa fonction maternelle de protection et d’amour inconditionnel. Elle courait sur place, tournant en un cercle vicieux infernal, mugissant et maudissant les Saints et les dieux, tandis que sa famille tombait raide morte, membre par membre autour d’elle.
La nuit tomba aussi brusquement que sa famille mourra. La nuit noire et terrifiante, enveloppant le corps de mère Loubnan qui pleurait au beau milieu de son paradis vert. Son corps blafard, vivant strictement au sens biologique, était entouré des carcasses de ses bien-aimés qui se faisaient dévorer par des magots, leurs œsophages et tractus digestif fourrés de tranchants morceaux de plastique. Et autour de cet ensemble morbide puant la mort, s’imposait un cercle de fourchettes, couteaux, cuillers, verres, et assiettes en plastique ; de mouchoirs délaissés par une autre famille, de mégots de cigarettes abandonnés par une autre, et des sacs de chips que vous, cher lecteur, avez une fois laissé par terre.
Les poissons – ou plutôt, ce qui restait d’eux – dardaient de leurs yeux globuleux et innocents leur dernier repas.